Le gaz naturel n’est pas une énergie de transition pour le Québec

2020/04/10 | Par Bernard Saulnier

L’auteur est ingénieur, retraité de l’Institut de Recherche en électricité du Québec (IREQ-HQ)

Comment évaluer un projet industriel qui ambitionne d’exporter pendant une période de 25 ou 50 ans un volume annuel de gaz naturel équivalent à trois fois ce que le marché intérieur du Québec consomme? Comment juger la pertinence et les conséquences d’un tel projet, si l’examen évacue en amont les impacts sociaux et environnementaux des approvisionnements en produits de base et en énergie, et en aval ceux qui surviendraient inévitablement tout au long du trajet parcouru par le gaz naturel fossile pendant son transit jusqu’à sa consommation finale outre-mer?

Le lancement des audiences publiques du BAPE sur le complexe Énergie Saguenay de GNL Québec a eu lieu le 4 mars dernier à Saguenay, avant de se voir interrompre par l’actuelle crise du coronavirus. Néanmoins, les questions soulevées par les citoyens devant les commissaires sur les enjeux de ce projet ont permis de réaliser que l’approvisionnement en gaz naturel de l’usine de liquéfaction, de même que le transport du gaz naturel liquéfié (GNL) jusqu’à son usage final en aval, seront exclus du mandat d’enquête du BAPE; le mandat se limite à « l’enjeu du fonctionnement du complexe », selon les dires du président de la Commission.

Ce projet est conçu comme la tête de pont, à partir du fleuve Saguenay, d’exportations intercontinentales du gaz naturel provenant des gisements de roche-mère de l’Ouest nord-américain. Si les consommateurs de ces approvisionnements gaziers brûlaient le gaz naturel liquéfié par l’usine Énergie Saguenay, ce seraient 32 Mt (mégatonnes) d’émissions annuelles de CO2, soit l’équivalent de près de 50% des émissions annuelles de GES du Québec, qui viendraient minimalement s’ajouter dans l’atmosphère terrestre. Ces estimations supposent une regazéification et une combustion parfaites du gaz naturel vendu au client ultime. En réalité, du méthane s’échappe à toutes les étapes du traitement et de l’acheminement du gaz naturel entre le puits et sa destination ultime. Or, le méthane est un gaz à effet de serre dont le Potentiel de Réchauffement Global sur 20 ans est 86 fois plus important que celui du CO2. Le bilan d’émissions de GES du projet Énergie Saguenay incorpore inévitablement la contribution des opérations de l’industrie du gaz naturel fossile qui l’approvisionne en amont comme celles qui, en aval, acheminent outre-mer le GNL jusqu’à son utilisation finale.

 

Virage radical

À l’heure où la crise climatique exige un virage structurel radical (financier, économique, culturel et social) vers une réduction massive de la consommation d’hydrocarbures à l’échelle mondiale, autoriser l’utilisation d’électricité « propre » pour mettre en marché davantage d’hydrocarbures constitue une aberration sur les plans financier, politique et tarifaire. Il s’agit d’une décision d’investissement contestable au plan sociétal au Québec. Aucune politique énergétique responsable ne saurait s’en réclamer en 2020.

Que 550 MW de capacité hydroélectrique ferme  puissent « encourager » pendant 25 ou 50 ans la stratégie commerciale de fuite en avant de l’industrie extractive des hydrocarbures et contribuer directement à rendre disponibles des volumes toujours croissants de gaz naturel d’origine fossile à travers le monde, constituerait une inversion préoccupante de la logique opérationnelle qui impose en 2020 de mettre l’électricité au service d’un plan conséquent de substitution, et non de promotion, des hydrocarbures.

Le promoteur du projet Énergie Saguenay aura beau invoquer le fait que le procédé de liquéfaction du gaz naturel de son usine serait alimenté par de l’hydroélectricité et que cela constituerait une première mondiale, cette affirmation constitue tout simplement un sophisme à la lumière de ce qui précède. 

Nos meilleurs actifs de production d’électricité doivent servir à affranchir notre économie de sa ruineuse dépendance aux combustibles fossiles. Avec un tel projet, ils se retrouveraient réservés à long terme par Hydro-Québec au service d’un projet qui contribuerait simultanément à accroître les émissions de GES et à retarder, ici comme ailleurs, le nécessaire déploiement massif de l’électrification par des sources d’énergie renouvelables. Le projet actuel serait en effet une première mondiale, mais il n’y aurait certainement pas de quoi s’en vanter.

En l’occurrence, le projet Énergie Saguenay est à classer parmi les anomalies commerciales de calibre mondial, indignes d’un Québec qui prétendrait s’y associer en vertu d’une politique énergétique moderne et audacieuse. Par le rôle inexplicable qu’elle occuperait dans ce projet, la société d’État Hydro-Québec tournerait le dos à 75 ans d’histoire de l’électricité au Québec en matière d’investissements publics massifs dans ses ressources énergétiques vertes visant la décarbonisation de son économie.

1 Saulnier, B., Breton, S.-P., Boudreault, L.É. et Sauvé, L. ; Le gaz naturel comme énergie de transition pour le Québec : un non-sens, dans L’Action Nationale, Dossier « Saguenay, le gaz et le non-sens », juin 2019, pp. 81-108  (consulté le 10 mars 2020) 2 550 MW opérant en continu pendant une année représentent 5 milliards de kWh, ce qui équivaut aux besoins en électricité des résidents de la région de Saguenay, ou encore aux deux tiers de la production annuelle du complexe hydroélectrique La Romaine.

Bernard Saulnier est ingénieur, retraité de l’Institut de Recherche en électricité du Québec (IREQ-HQ) et membre Des Universitaires (desuniversitaires.org)