Les micro-travailleurs et micro-travailleuses

2020/04/21 | Par Paola Tubaro

L’auteure est sociologue
paru dans lundimatin#239, le 20 avril 2020

Appel à dons

Lundimatin est sensible à tout ce qui dans le confinement d’aujourd’hui préfigure le désormais fameux « jour d’après ». Et ne compte pas l’imaginer à partir des seules déclarations d’intentions - dont la courbe est exponentielle. Nous débutons donc une série d’entretiens avec quelques personnes dont nous pensons qu’elles ont depuis leur point de vue une bonne appréciation des dynamiques qui étaient déjà en cours en terme de mutation du travail, de l’économie, de l’informatique, du droit, de l’environnement, etc. Il s’agira à chaque de fois de partir de la situation de l’épidémie et du confinement, et de dérouler le fil.

Ainsi, dans cette interview avec Paola Tubaro, chercheuse au laboratoire Apprentissage et Optimisation du CNRS (et co-autrice d’un rapport intitulé Le Micro-travail en France. Derrière l’automatisation, de nouvelles précarités au travail) nous sommes partis de l’usage, décuplé en temps de confinement, des services en ligne et sur la perception qui en découle d’une société automatisée. A partir de là nous avons exploré le travail invisible qui se cache derrière les pseudos intelligence artificielle censées répondre à nos commandes et à nos questions. On apprendra ici que des gens, en France, sont payés pour entourer (avec leur souris) des tomates sur des photos de salades, ou pour répéter dans leur micro et avec leur accent régional la phrase "quel temps fera-t-il demain ?" On discutera si le marché du "travail du clic" est pérenne, s’il n’est qu’une parenthèse avant notre remplacement par des machines, ou s’il dessine des formes de travail humain destinées à se généraliser.

Les mesures de distanciation sociales aujourd’hui recommandées pour éviter la propagation trop rapide du Covid-19 incitent à l’usage de services en ligne, que ce soit dans le domaine du travail, de la consommation, des loisirs, de la vie sociale, de l’enseignement, ou même des consultations médicales. Rester intégralement confiné est certainement possible à condition d’avoir le matériel informatique et la connexion adéquate. Ces modes de consommation, de mise en relation et de travail laissent penser que la vie quotidienne (au moins dans ce qui semble sa part « essentielle ») pourrait être entièrement automatisée. C’est bien sûr nier tout le travail humain et invisible qui se « cache » derrière ces services en ligne...

Effectivement, l’expérience actuelle du confinement révèle toute l’importance de groupes de travailleurs qui étaient restés jusqu’ici largement invisibles. Pensons à la magie des applications qui, en ce temps de fermeture de restaurants, nous permettent tout de même de commander un repas en ligne en seulement quelques clics. Certes, il est évident que des personnes – exclues du télétravail – doivent réaliser une activité bien physique pour que nous recevions notre repas commodément à la maison : le restaurateur qui l’a préparé, et le livreur qui avec son vélo, est allé le chercher et nous l’a ramené. Même si de plus en plus d’applications nous permettent de faire cela « sans contact », le livreur, lui, doit bien avoir touché des digicodes, des interphones, des poignées de portes, s’exposant à des risques pour nous les éviter.

Mais le restaurateur et le livreur ne sont pas seuls à contribuer à notre dîner, et il est intéressant de se pencher sur le fonctionnement des applications qui nous permettent de solliciter leur contribution. Les entreprises qui gèrent ces applications doivent coordonner les livreurs, les restaurants et les clients afin que chaque commande arrive à destination le plus rapidement possible. Elles disposent pour ce faire d’algorithmes qui, dès réception d’une commande, sélectionnent le livreur le plus proche et lui indiquent le plus court chemin entre sa position, le restaurant, et le domicile du client. Or ces algorithmes ne sont pas capables de gérer toute situation imprévue (comme la fermeture d’une rue) et nécessitent une présence humaine derrière : des « dispatchers » qui, derrière des écrans d’ordinateurs, suivent les parcours des livreurs en temps réel, interviennent en cas de panne, redirigent parfois les commandes et peuvent même fermer temporairement l’application en cas de saturation. Ces opérateurs, totalement invisibles au public, sont la main humaine derrière l’automatisation apparente de la commande en ligne.

Un autre exemple d’intervention humaine « cachée » dont nous profitons sans le savoir est lié à la modération de contenus en ligne. Fort heureusement, nos navigations sur internet n’ont que peu de chance de tomber par mégarde sur des images, vidéos ou textes pornographiques, violents, pédophiles ou autrement illégaux. Ce n’est pas parce qu’ils sont absents, mais parce que des travailleurs et travailleuses passent leur temps à vérifier et trier les contenus problématiques. Ce processus ne peut être automatisé que très partiellement, le discernement humain étant nécessaire pour distinguer, par exemple, de la nudité artistique d’une image pornographique. Surtout après les attentats d’il y a quelques années, contre la mise en circulation de messages terroristes choquants, les entreprises du numérique se sont dotées d’un grand nombre de modérateurs.

Des travailleurs invisibles se cachent également derrière nos assistants vocaux – comme Siri, Alexa, Cortana. Comment se fait-il que, par exemple, Siri donne la bonne réponse quand je lui demande s’il va faire beau aujourd’hui ? Cet assistant, ne nous faisons pas d’illusions, ne « comprend » pas au même sens qu’un être humain, mais a été entraîné à reconnaître les questions portant sur la météo. La technique utilisée par les ingénieurs qui l’ont programmé, le « machine learning » ou apprentissage automatique, consiste à exposer une machine à un grand nombre d’exemples de questions de ce genre, posées avec différents timbres de voix différents (masculins et féminins par exemple), accents régionaux, conditions extérieures (avec et sans bruit de fond, par exemple) jusqu’à ce qu’elle arrive à extrapoler des régularités, associant toutes ces questions au même objet. Qui fournit ces exemples ? Ce sont des humains, des « micro-travailleurs » et « micro-travailleuses », qui en général ne sont même pas salariés comme les dispatchers ou les modérateurs, mais simplement recrutés à la demande par l’intermédiation d’une plateforme, et payés à la pièce. Les tâches que les plateformes leur demandent de faire sont très courtes, relativement simples et peu payées : par exemple, lire à voix haute la phrase « est-ce qu’il fera beau aujourd’hui » et s’enregistrer.

D’autres micro-tâches servent à nourrir les algorithmes de reconnaissance d’images. Dans une enquête intitulée « Digital Platform Labour » (DiPLab) que j’ai menée en France avec des collègues en 2017-18, une micro-travailleuse nous racontait d’une tâche consistant à entourer des tomates dans des photos de salades. Elle se montrait perplexe quant à l’utilité de son activité : « je n’en vois pas l’intérêt, tout le monde sait reconnaître une tomate, j’espère… ». Elle n’avait pas pensé à l’ordinateur qui, lui, ne sait pas reconnaître une tomate – et justement, elle était en train de le lui apprendre ! Des tâches d’étiquetage d’images comme celle-ci, réalisées par des humains, entraînent des algorithmes. Dans ce cas, ils serviront pour des applications de nutrition, de cuisine ou – pourquoi pas ? – de commande en ligne auprès de restaurants.

Parfois, les humains interviennent non pas avant l’algorithme, pour préparer les exemples qui lui feront « apprendre » à reconnaître les tomates des olives, mais après, pour vérifier les résultats. Par exemple, les assistants virtuels se trompent parfois dans leur compréhension des demandes de leurs usagers, et il faut les corriger, afin d’éviter de répéter les mêmes erreurs à l’avenir. Aussi, la reconnaissance automatique de caractères dans des textes scannés (comme des factures) n’est pas non plus parfaite et exige bien souvent une vérification à la main.


Vous avez montré dans un récent travail que les travailleurs du clic étaient aussi plusieurs centaines de milliers en France.

Certaines de ces micro-tâches sont réalisées par des travailleurs et travailleuses dans des pays où le coût de la main d’œuvre est faible, comme le Madagascar. Pouvant s’exécuter en ligne sur un ordinateur ou smartphone, elles ne nécessitent qu’une bonne connexion, quel que soit le lieu physique où l’on se trouve. D’autres tâches, en revanche, sont réalisées en France et il serait plus difficile de les délocaliser dans la mesure où elles exigent des caractéristiques personnelles spécifiques ou des connaissances locales. Pensons par exemple aux tâches d’enregistrement de la voix, lorsqu’il y a un besoin de prendre en compte la variété des accents régionaux français pour entraîner un assistant vocal à vendre en France.

Dans des pays d’Afrique et d’Asie, il existe des « fermes à clics » qui, comme des usines digitales, récupèrent de grosses commandes, principalement de la part de clients occidentaux, et les distribuent à leurs travailleurs. Il s’agit parfois de tâches encore plus rébarbatives que celles que j’ai évoquées plus tôt, comme celles qui consistent à cliquer sur le bouton « J’aime » de la page d’une marque. Ces structures mettent à disposition des travailleurs, des locaux, des machines et une connexion internet.

En revanche dans les pays européens, les commandes sont généralement de plus petite taille et davantage de foyers disposent d’une bonne connexion chez eux. Par conséquent, le micro-travail est effectué par des prestataires formellement indépendants par l’intermédiation légère et souple d’une plateforme en ligne dont ils ne sont pas salariés. En France, les micro-travailleurs et micro-travailleuses exécutent leurs tâches à la maison. Ils sont très nombreux à s’être inscrits à des plateformes, mais tous ne font pas de tâches régulièrement. La majorité d’entre eux en font une activité secondaire, qui apporte un revenu complémentaire (quoique très faible).

La modération de contenus est une exception, dans la mesure où elle passe plus rarement par le système des plateformes. S’agissant d’informations sensibles, les grandes entreprises du numérique et leurs sous-traitants embauchent des salariés et les font travailler dans leurs bureaux hautement sécurisés.


Des applications comme SymptoChec, DocForYou ou Ada sont à la portée du grand public qui souhaite disposer d’une analyse des symptômes, voire échanger avec un médecin virtuel. Avez-vous rencontré des salariés du clic qui entraînent en France, des IA médicales ?

Le domaine de la santé est plus strictement réglementé que d’autres notamment en France et en Europe, mais quelques services commencent à apparaître. La plupart des applications sont dans le champ de l’imagerie médicale, mais l’étiquetage de ces images est plus contrôlé, et plus souvent fait par des personnes ayant des connaissances en santé.

Il existe aussi des initiatives de « science citoyenne » dans le champ de la santé, qui utilisent le même principe des micro-tâches. Des services comme Cochrane Crowd permettent à des volontaires de contribuer par de petites tâches à l’entrainement d’algorithmes d’IA ayant des applications médicales.


Pour revenir à « l’ apprentissage » des IA, c’est-à-dire la production de données fiables qui pourront être ingérées en masse par des machines en apprentissage…. On a tendance à penser que c’est un préalable, donc une phase transitoire, un « mal » nécessaire à l’avénement du travail automatique, mais temporaire. Faut-il croire à cette fable ?

Ce n’est pas une phase transitoire, mais un accompagnement structurel qui sera toujours nécessaire tant que le développement de l’IA se base sur des algorithmes d’apprentissage machine. Prenons à nouveau le cas des assistants vocaux : bien sûr il faut les entraîner avant la mise en commerce, mais il faut aussi les suivre après, dans la mesure où ils doivent continument s’adapter aux évolutions de la société et de la culture pour fonctionner correctement. Ils doivent par exemple apprendre à reconnaître les nouveaux mots, acronymes, noms de personnalités publiques etc., au fur et à mesure que leur usage se répand auprès des utilisateurs. Ceci nécessite un accompagnement humain constant.

Dans d’autres cas, les progrès technologiques n’ont pas arrêté le recours à l’apport humain, mais ont modifié les demandes qui lui sont faites. Les techniques l’étiquetage d’images ont évolué : amener une machine à distinguer un chien d’un chat semblait un grand résultat technologique il y a cinq ou six ans, mais cela est maintenant acquis, et l’ambition est d’arriver à une reconnaissance beaucoup plus fine des détails et des nuances. On ne demande donc plus aux micro-travailleurs d’entourer grossièrement les chiens et les chats dans des photos d’animaux (ou des tomates dans des photos de salades comme dans l’exemple précédent) mais d’identifier très précisément tous les objets dans les images, même au pixel près. Non seulement le travail est-il encore nécessaire, mais on attend plus de lui. D’ailleurs au niveau mondial, le marché pour ces services est en plein essor, notamment pour servir la course au développement de la voiture autonome, pour laquelle la précision des annotations est cruciale – une erreur dans la reconnaissance d’une image pouvant provoquer des accidents aux conséquences potentiellement graves.


On croit souvent à un mouvement d’automatisation qui verra la disparition des tâches laborieuses, dorénavant opérées par des machines. Mais on voit que le développement IA paradoxalement crée du travail humain, et un travail pénible..

Certains acteurs industriels disent qu’on peut se réjouir de la croissance du micro-travail et de l’émergence d’une demande d’« entraineurs d’IA », car ces activités pourront compenser les pertes d’emplois liés au déploiement de l’IA dans différents secteurs économiques. Mais cette compensation se joue toujours au détriment du travail et de son pouvoir contractuel dans la tension sempiternelle qui l’oppose au capital. Les micro-travailleurs, nous l’avons vu, ne sont pas salariés mais prestataires payés à la tâche, par l’intermédiation d’une plateforme. Ils n’ont donc pas droit aux protections et aux prestations sociales normalement associées au salariat. Ils ne sont pas représentés, et sont encore moins visibles que les livreurs, tout aussi fortement précarisés mais qui, avec leurs sacs aux logos qui sautent aux yeux, ne passent plus inaperçus dans nos villes, et ont été capables de se mobiliser à plusieurs reprises. Nous avons remarqué par ailleurs que les micro-travailleurs sont très isolés : ils travaillent à la maison et ne rencontrent jamais leurs pairs, parfois même pas les gérants des plateformes ou les donneurs d’ordre. Les risques psycho-sociaux liés à l’isolement sont connus, et se rajoutent à la précarité et à la volatilité de la demande. En somme, les opportunités de travail rémunéré qui s’ouvrent perdent beaucoup des attraits des emplois classiques.

La situation des modérateurs de contenus n’est pas bien meilleure, même s’ils sont pour la plupart formellement salariés (payé généralement au salaire minimum). Exposés à des contenus parfois très troublants toute la journée, avec des horaires de travail très rigides et des exigences de confidentialité strictes, ils sont soumis à un stress très fort auquel leurs employeurs n’apportent pas de remèdes. Aux Etats-Unis, ils seront d’ailleurs parmi les premiers à retourner travailler à leurs bureaux dès le début du deconfinement, ce qui témoigne d’une part de leur importance dans le fonctionnement des services en ligne, de l’autre d’un risque additionnel d’exposition accrue au virus qui se rajoute aux risques psycho-sociaux très forts associés à leur activité.


Les qualifications gagnées sur une plateforme ne sont pas forcément transposables à d’autres plateformes. Comment sont évalués les micro-travailleurs ? Y à t’il un marché du travail concurrentiel, ou bien tout le monde se vaut ?

Il n’y a pas à ce jour, une manière de faire valoir les acquis obtenus d’une plateforme à l’autre. Presque toutes les plateformes permettent aux travailleurs de passer des tests de qualification qui leur ouvrent l’accès à certaines tâches : il s’agit par exemple de démontrer sa connaissance de l’anglais pour pouvoir faire des tâches qui exigent cette compétence. Or une grande partie des travailleurs que nous avons interrogés sont sur plusieurs plateformes à la fois, ce qui veut dire que sur chacune d’entre elles, ils doivent repasser les tests de qualification. Ces tests prennent le temps des gens sans qu’ils ne soient rémunérés, et correspondent à des « coûts de transaction » dans le langage des économistes, qu’il faut payer juste pour avoir accès aux tâches. Une amélioration simple à réaliser de leurs conditions de travail consisterait alors à garantir la portabilité de ces qualifications.

C’est le client qui évalue la performance des micro-travailleurs. Sur presque toutes les plateformes, le client décide seul s’il va accepter une tâche (et donc la rémunérer) ou pas. L’objectif de cette règle très asymétrique est de rassurer le client qu’il ne sera pas obligé de payer une tâche mal faite, et de créer une incitation pour que les travailleurs fassent de leur mieux. Toutefois, cette règle est très pénalisante pour les travailleurs, qui se retrouvent souvent à passer beaucoup de temps sur des tâches qui ne sont finalement pas payées, généralement à cause de consignes peu claires qui les fourvoient. La communication avec les clients est difficile car ceux-ci ont rarement les ressources pour répondre à des milliers de messages.

Les micro-travailleurs sont largement anonymes et remplaçables aux yeux de clients. Les tâches sont publiées sur une plateforme, les travailleurs les voient, choisissent s’ils veulent les faire, et (sous réserve d’avoir les qualifications nécessaires) y ont accès sur un principe du premier-arrivé-premier-servi. Ils sont mis en concurrence entre eux, et cette concurrence est d’autant plus dure à vivre dans des phases de pénurie des tâches – qui arrivent assez régulièrement, la demande des clients étant caractérisée par une forte volatilité.


Les microtravailleurs sont-ils en mesure de lutter pour améliorer leurs conditions de travail ?

Des actions ont été menées par les travailleurs de la plateforme américaine Amazon Mechanical Turk, en partie grâce au soutien d’acteurs syndicaux et d’autres activistes. La plateforme Turkopticon, par exemple, leur permet d’évaluer les clients, et par là de s’échanger des informations utiles, notamment en ce qui concerne les clients qui ne paient pas les tâches. L’un des objectifs de cette plateforme est justement de contribuer à faire sortir les micro-travailleurs de l’invisibilité.

Il n’y a pas eu à ce jour des actions de cette envergure en France, mais les syndicats et les politiques ont bien commencé à s’intéresser à ce sujet.


De votre recherche ressort le fait que les micro-travailleurs sont plus diplômés que la moyenne nationale, qu’une partie le fait en plus d’un travail salarié principal... Quel regard portent les micro-travailleurs sur leur besogne ? Notamment sur le travail dirigé par les machines ?

Tout le monde apprécie la flexibilité du travail des plateformes, le fait de pouvoir travailler si et quand on a le temps de le faire, et surtout les femmes qui ont des enfants, trouvent utiles de pouvoir faire des activités rémunérées à la maison, dans les interstices de leur vie quotidienne. Ceci dit, le micro-travail est un ensemble de tâches hétérogènes fragmentées, non un métier, et ne définit pas l’identité d’une personne au même titre que le fait d’être coiffeur, vendeur, enseignant, etc. Personne ne s’identifie au micro-travail, et tous s’en distancient ! Parmi nos interviewés, ceux et celles qui micro-travaillent à côté d’un emploi principal, en parlent comme d’une sorte de passe-temps rémunéré sans trop d’importance – ils évitent de s’y associer, et ce même quand ce passe-temps s’avère essentiel pour boucler leurs fins de mois. Même les personnes qui font des micro-tâches à plein temps depuis des années, disent que c’est une activité temporaire et qu’elles prévoient de passer à quelque chose d’autre dès que possible. D’ailleurs, nombre des personnes qui pratiquent le micro-travail n’ont jamais mis un nom sur cette activité. L’un de nos enquêtés nous a dit que nous lui avons fait enfin comprendre ce qu’il faisait ! En somme, les micro-travailleurs sont invisibles à eux-mêmes, et le manque de contacts avec leurs pairs contribue à maintenir un voile sur leur activité à leurs propres yeux, retardant toute prise de conscience.


Le travail à la tâche est autorisé en France à condition que la rémunération, ramenée au temps de travail soit égale ou supérieure au salaire minimum. Pourtant ces travailleurs du clic gagnent souvent bien moins que le smic horaire. Comment les employeurs arrivent à contourner le droit du travail ? Comment calculer la valeur d’un tel travail ?

Même lorsque les clients se tiennent scrupuleusement au SMIC horaire, les travailleurs risquent de gagner beaucoup moins. La raison est qu’ils passent beaucoup de temps à chercher des tâches. Nous enquêtés sont unanimes : si l’on veut micro-travailler plus qu’occasionnellement, il faut faire une veille continue sur les plateformes, pour accéder aux tâches les mieux payées dès qu’elles apparaissent. Certains gardent les plateformes ouvertes en continu, d’autres activent des alertes, et il y en a qui se dotent de plusieurs écrans pour suivre en parallèle la publication de divers types de tâches. S’il n’y a pas assez de tâches au moment où on est disponible, il faut réorganiser sa journée et ressayer plus tard. Même lorsqu’on a trouvé une tâche convenable, il faut s’assurer d’avoir les qualifications et l’équipement technique nécessaires pour la faire. Par exemple pour l’enregistrement de la voix, il faut faire des tests de qualité de l’enregistreur sur son ordinateur avant de passer à la tâche à proprement parler, ce qui prend encore plusieurs minutes. Par conséquent, le temps de travail rémunéré est beaucoup plus long que le temps de travail total que l’usager a investi dans la recherche, préparation et réalisation de la tâche. Ce sont des coûts de transaction élevés – une inefficience du système des plateformes – qui causent ce décalage, plus qu’une tentative délibérée de contourner le droit du travail.

Si le résultat est sous-optimal pour les travailleurs, il n’est pas non plus idéal pour les clients : payer au SMIC horaire coûte cher même si les tâches sont courtes, car pour avoir des bons résultats, il faut les faire faire à un grand nombre de personnes (pensons au besoin d’avoir de multiples exemples de questions sur la météo), et à leur rémunération s’ajoute le coût des services de la plateforme (entre 20% et 40% en plus), sans compter la TVA.


Sur ce point le travail du clic rejoint celui qui est opéré « en bout de chaîne », par exemple par les livreurs. Eux-aussi sont dirigés par une machine, eux-aussi sont payés à la tâche… A quel point cette forme de travail est-elle en train de devenir un modèle ? Est-ce qu’elle va s’accompagner de formes de protection sociale elles-aussi déliées du temps de travail ? Est-ce qu’il faut comprendre ainsi le retour sur le devant de la scène de l’idée de revenu garanti ?

Toutes ces nouvelles formes de travail interrogent nos modèles actuels, qui reposent sur le salariat comme point de repère et ancrage pour des droits et des prestations sociales. On peut se demander si ces modèles, moins coûteux, pourraient s’étendre à d’autres pans de la société et éroder le droit du travail tel que nous le connaissons. Mais à bien y regarder, le travail de plateforme se heurte à des limites qui vont freiner, à terme, sa popularité. Son coût n’est finalement pas si faible, comme nous venons de le voir, pour un résultat qui n’est pas toujours optimal. Lorsque les consignes sont complexes et/ou les données à traiter sont personnelles ou sensibles, on ne peut pas utiliser des plateformes et il faut retourner à des structures d’emploi beaucoup plus classiques. C’est le cas des modérateurs en Europe et en Amérique du Nord, et des sous-traitants qui gèrent de grosses commandes de données confidentielles en Asie pour le compte des multinationales de l’automobile.

Ces structures n’optimisent pas non plus le capital humain et social des micro-travailleurs, avec pour conséquence une baisse (jusqu’ici largement inaperçue) de productivité. En ce qui concerne le capital humain, les tâches répétitives, le manque de portabilité de les qualifications, la volatilité de l’activité, ne mettent pas pleinement en valeur les compétences des travailleurs. Pour le capital social, l’absence de sociabilité bloque toute forme de transmission et de diffusion de la connaissance et de l’expérience parmi les contributeurs – dont l’importance est avérée dans les entreprises classiques.

Si les machines auront toujours besoin de vraies personnes pour les accompagner, et si les modèles de travail des plateformes ne sont pas durables, il faut bien sûr penser à des modes alternatifs d’agencement des intelligences, humaine et artificielle. Un premier pas peut être déjà une amélioration à la marge des conditions de travail actuelles : généralisation du SMIC, solutions garantissant la portabilité des qualifications, services de mise en relation des travailleurs les uns avec les autres, sensibilisation des clients quant à la clarté et faisabilité des consignes ainsi qu’à l’équité des rémunérations. Sur un horizon de plus long terme, on peut se poser des questions plus radicales, dont certainement celle d’un revenu garanti ou revenu universel, mais aussi celle du coopérativisme des plateformes et plus généralement, des modes de gouvernance de l’IA, des algorithmes et des données. Ces questions vont au-delà du cas spécifique du micro-travail et touchent plus généralement à la place du travail dans notre société, au rapport entre homme et machine, et à la sociabilité notamment en ligne.

 

Crédit photo : canva.com