Nous, les « idiots utiles » en éducation

2020/05/20 | Par Réjean Bergeron

L’auteur est essayiste et professeur de philosophie

Depuis le début de la pandémie de la COVID-19, plusieurs ont affirmé qu’après chaque crise les choses ne reviennent jamais à la normale, que le système se réorganise, que des changements profonds et souvent drastiques viennent s’imposer sans que les citoyens, bien souvent, aient eu l’occasion de se prononcer au sujet de leur implantation. Ce qui se joue actuellement dans le monde de l’éducation et ce qui se prépare surtout pour la rentrée d’automne semble vouloir confirmer cette règle.

Alors que dans les collèges et universités la session vient à peine de se terminer et que personne n’a encore eu le temps d’analyser les résultats découlant de cette fin de trimestre complété de peine et de misère à distance, voilà que ces mêmes institutions d’enseignement annoncent déjà que la reprise à l’automne se fera également à distance.

Pour ce faire, des équipes de « penseurs » travaillant à la solde de ces établissements, tous grands amateurs de technopédagogies, sont ainsi mobilisés pour préparer la prochaine rentrée. On s’active, on prépare le terrain. Mais disons plutôt qu’ils sont nombreux parmi les chantres du tout numérique à vouloir occuper tout le terrain du monde de l’éducation qui, encore hier, essayait de résister tant bien que mal à une telle emprise.

Ainsi, alors qu’une grande partie de la population reste tétanisée face à l’ampleur de la crise, eux ne chôment pas, ils nous organisent un monde de l’enseignement créé à leur image et à leur ressemblance, c’est-à-dire complètement déshumanisé.

Comme tous mes collègues, j’ai moi aussi terminé la session à distance, j’ai fait du Zoom-Zoom au risque de me transformer en zombie par ma façon d’être et d’interagir avec mes étudiants. Je me suis surpris à parfois prendre un certain plaisir à parler à des petits carrés noirs tous alignés sagement sur mon écran d’ordinateur, j’ai fait des pieds et des mains pour stimuler la conversation qui faisait cruellement défaut, j’ai déballé des séquences de mots vides d’émotion ou sans subtilité tellement je me sentais coupé de cette part d’humain si difficile à cerner et à nommer mais qui, pourtant, fait de nous des êtres humains.

« Nous façonnons nos outils et, ensuite, ce sont eux qui nous façonnent »[1], disait John Culkin. Le marteau du menuisier finit par devenir une extension de sa propre main. À force d’utiliser un ordinateur, une connexion internet, une flopée d’applications numériques et d’écrans, l’être humain finit par penser comme ses outils, par cogiter strictement à partir des modalités que ceux-ci lui imposent pour ainsi devenir lui-même un homme- ou une femme-écran. Lorsque, dans le monde de l’éducation, le processeur devient de plus en plus le substitut du professeur, pour reprendre la formule de Philippe Champy[2], c’est le signe qu’un nouveau paradigme est en train de s’imposer, que l’idéal humaniste de notre système d’éducation est en train de se faire broyer par le projet délétère et mortifère des transhumanistes.

Ainsi, sous prétexte de l’urgence de la situation, qu’il faille sauver la session, innover, réinventer l’école, rattraper un certain retard ou s’adapter à la nouvelle réalité, nous sommes nombreux dans le monde de l’éducation à se comporter comme des « idiots utiles », c’est-à-dire comme des êtres qui avons été si bien conditionnés, manipulés et instrumentalisés par les seigneurs du numérique que nous en sommes venus à croire que notre salut à tous devait passer par eux, par la technologie, quitte à oublier ou à renier ce qui devrait se retrouver au cœur de la relation enseignant-élève.

Ce qui est pernicieux et dangereux avec les solutions technopédagogiques que ces vendeurs du temple nous proposent, c’est que, fondamentalement individualistes, celles-ci deviennent rapidement des vecteurs d’inégalités sociales : l’éducation pour ces entreprises privées est un marché et les parents et étudiants, des clients qui, une fois atomisés et isolés, sont mis en concurrence.

L’expression « enseignement à distance », dont ils font la promotion, est d’ailleurs très révélatrice. Cette approche mise sur la « distanciation sociale » pour pouvoir prospérer, quitte à nier ce qui est au cœur de la société : le vivre ensemble, le fait de tisser des liens ou de « créer du commun », comme le dit si bien Philippe Meirieu.[3]

« L’homme est par nature un animal politique »[4], affirmait Aristote. C’est au contact des autres et à l’intérieur d’un groupe, d’une école, d’une communauté ou d’une Cité que les enfants, adolescents et jeunes adultes peuvent développer leur potentiel et devenir des êtres humains et des citoyens épanouis; ce qui n’a rien à voir avec le fait d’être isolé dans une chambre pour suivre des cours en ligne où la présence « humaine », si on peut l’appeler ainsi, est réduite à quelques pixels et du son.

Dans le but de prévenir le décrochage scolaire mais aussi des problèmes de santé mentale et des retards de développement chez les enfants et adolescents, il y a quelques jours, le psychologue Égide Royer[5] et l’Association des pédiatres du Québec[6] lançaient un cri du cœur pour exhorter le gouvernement à faire l’impossible pour que les étudiants puissent retourner rapidement en classe, là où ils pourront recommencer à socialiser normalement. En ce sens, on peut affirmer que ce cri du cœur relève de la même sagesse dont faisait preuve le Stagirite il y a de cela bien longtemps.

 


[1] Cité par Nicholas Carr, Internet rend-il bête ?, Robert Laffont, 2011, p. 288.

[2] Philippe Champy, Vers une nouvelle guerre scolaire, La découverte, 2019, p. 133.

[4] Aristote, La politique, trad. J. Tricot, Vrin, 1987, (1253 a), p. 28.

[6] « Sans école à Montréal, des pédiatres craignent des retards de développement », Le Devoir, 15 mai, 2020 : https://www.ledevoir.com/societe/education/579073/des-pediatres-craignent-des-retards-de-developpement-sans-ecoles-a-montreal?fbclid=IwAR2L7dbnrQTfGtRnmxXKj-shkLQdQ7gUagwAGJb4ku3_U07T9OqM6tNICcw

 

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