L’Ange du foyer de Virginia Woolf

2020/05/26 | Par Virginia Woolf

Qu'y a-t-il de plus facile que d'écrire des articles et d'acheter des chats persans avec les profits que nous en tirons ? Mais un instant ! Les articles doivent avoir un sujet. Le mien, si je me souviens bien, portait sur le roman d'un homme célèbre. Et alors que j'écrivais cette critique, j'ai pris conscience que si je voulais faire de la critique littéraire, je devrais vaincre un certain fantôme.

Ce fantôme était une femme, et quand j'en suis venue à mieux la connaître, je lui ai donné le nom de l'héroïne d'un poème bien connu, L'ange du foyer. C'était elle qui avait l'habitude de se glisser entre moi et le papier lorsque je rédigeais des critiques. C'était elle qui me dérangeait et me faisait perdre mon temps, et elle m'a causé tellement de tourment que j'ai fini par la tuer. Vous qui appartenez à une génération plus jeune et plus heureuse n'avez peut-être pas entendu parler d'elle — vous ne savez peut-être pas à quoi je fais référence quand je parle de « l'ange du foyer ».

Je la décrirai aussi brièvement que possible. Elle était pleine d'une intense compassion. Elle était extrêmement charmante. Elle était dénuée de tout égoïsme. Elle excellait dans les arts domestiques. Elle faisait preuve d'abnégation tous les jours. S'il y avait du poulet sur la table, elle prenait l'aile; s'il y avait un courant d'air, c'est elle qui s'assoyait devant — bref, elle était ainsi faite qu'elle n'avait jamais une opinion ou un désir à elle, car elle préférait se rallier aux opinions et aux désirs des autres. Et surtout — faut-il vraiment que je le dise —, elle était pure. Sa pureté était censée faire ressortir ce qu'il y avait de plus beau chez elle — le rose qui lui montait aux joues, sa grâce exquise. [...] Et quand j'ai voulu me mettre à écrire, elle s'est présentée à moi dès les tout premiers mots. L'ombre de ses ailes a recouvert ma page : j'ai entendu le bruissement de ses jupes dans la pièce.

À peine venais-je de prendre ma plume pour rédiger ma critique qu'elle s'est glissée derrière moi pour me chuchoter : « Ma chère, vous êtes une jeune femme. Vous allez parler d’un livre écrit par un homme. Soyez compréhensive ; soyez tendre ; complimentez; trompez; employez tous les charmes et les ruses de notre sexe. Que personne ne puisse vous soupçonner d'avoir une libre opinion. Et surtout, soyez pure ». Alors, elle a fait mine de guider ma plume. [...] Je me suis jetée sur elle et l'ai prise à la gorge. Je me suis efforcée de la tuer. Si je venais à comparaître devant un tribunal, je plaiderais la légitime défense : c'était elle ou c'était moi. Elle aurait vidé mon écriture de toute substance.