La langue de la piasse

2020/06/12 | Par Charles Castonguay

René Lévesque voulait faire du français « la langue de la piasse », c’est-à-dire la langue de promotion socioéconomique au Québec. Les recensements indiquent toutefois que l’anglais conserve toujours son avantage dans ce domaine.

C’est ce qui ressort de l’article « Quebec’s language policy and economic globalization », que l’économiste Gilles Grenier a signé en août dernier dans la revue Language Problems and Language Planning. Grenier relève d’abord le resserrement depuis 1971 de l’écart entre les revenus d’emploi des Québécois francophones et anglophones selon leur connaissance du français ou de l’anglais. Mais il ne se limite pas à considérer des attributs plutôt passifs comme celui d’avoir le français ou l’anglais comme langue maternelle, ou celui de simplement savoir parler l’une ou l’autre langue comme langue seconde. Au moyen du recensement de 2006, il examine aussi l’effet sur le revenu d’emploi de l’utilisation active du français ou de l’anglais en milieu de travail.

Pour mesurer la fréquence d’usage du français et de l’anglais au travail, Grenier pondère les différentes combinaisons de la langue utilisée « le plus souvent » au travail, ou langue principale de travail, et de toute(s) autre(s) langue(s) utilisée(s) « régulièrement », ou de façon secondaire, au travail. Par exemple, il compte une personne qui déclare n’utiliser que le français au travail comme travaillant 100 % du temps dans cette langue ; une personne qui déclare utiliser le français le plus souvent et l’anglais de façon secondaire comme travaillant 75 % du temps en français et 25 % du temps en anglais ; une personne qui déclare utiliser le plus souvent à la fois le français et l’anglais comme travaillant 50 % du temps en français et 50 % du temps en anglais, et ainsi de suite.

Il en ressort que, dans la région métropolitaine de Montréal, les francophones utilisent toujours l’anglais au travail davantage que les anglophones n’utilisent le français. Plus précisément, Grenier estime que l’anglais exerce dans le marché du travail montréalais un pouvoir d’attraction de trois fois supérieur à ce que le poids de la population anglophone y donnerait à attendre. Il note également que, parmi les francophones, ceux qui détiennent un diplôme universitaire utilisent plus souvent l’anglais au travail que ceux qui n’en ont pas. L’inverse est vrai des anglophones, parmi lesquels les diplômés d’université travaillent moins souvent en français que les non-diplômés.

Selon lui, cela laisse entendre que les francophones utiliseraient plus souvent l’anglais pour des raisons liées au marché international, dans des emplois hautement qualifiés qui exigent un niveau d’éducation élevé, tandis que les anglophones utiliseraient plus souvent le français pour des raisons liées au marché de travail local, dans des emplois qui n’exigent qu’un faible niveau d’éducation.

Toujours selon Grenier, ces variations dans l’usage d’une langue de travail différente de la langue maternelle s’expliqueraient par des motivations économiques. Après avoir éliminé l’effet de facteurs confondants tels l’âge, le sexe, le niveau d’éducation, etc., c’est ce que montre, en effet, l’incidence sur le revenu d’emploi de travailler dans une langue différente de sa langue maternelle.

Pour les francophones, travailler en anglais rapporte davantage que de travailler uniquement en français. Et travailler principalement en anglais rapporte encore davantage que de ne l’utiliser seulement comme langue de travail secondaire. C’est de nouveau différent pour les anglophones. Pour eux, travailler principalement en français ne rapporte rien de plus comparé à travailler uniquement en anglais. Grenier constate enfin que pour les immigrants, travailler exclusivement en anglais dans la région montréalaise est plus payant que de travailler seulement en français.

Une enquête menée par Statistique Canada au début des années 2000 avait déjà démontré que, pour un immigrant au Québec, l’anglais demeure un meilleur gage d’un emploi et d’un bon salaire que le français. Quant à l’avantage pécuniaire que l’utilisation de l’anglais au travail procurait aux francophones à Montréal en 2006, il est difficile de ne pas y voir un rapport avec la ruée des jeunes francophones montréalais vers des études préuniversitaires au cégep anglais et la progression depuis 2001 de leur adoption de l’anglais comme langue d’usage à la maison.

Grenier considère que la position dominante de l’anglais sur le plan international ne changera pas dans un avenir prévisible. Or, voilà justement qu’avec la COVID-19 l’imprévu s’est produit : la mondialisation est en pleine crise, et l’occasion est belle de renverser enfin la stratification socioéconomique qui persiste au Québec entre le français langue des gagne-petit et l’anglais langue des gagne-gros.   

Sur ce plan, Grenier s’en tient bien timidement à relever que 30 % des Anglo-Québécois se déclarent incapables de soutenir une conversation en français. Il recommande par conséquent que les enfants du réseau scolaire anglais passent tous par un programme d’immersion française durant leurs trois ou quatre premières années de primaire, sinon que tous les enfants passent au Québec par un seul système d’enseignement dans la « langue nationale », c’est-à-dire le français, comme cela se fait avec le catalan en Catalogne.

Il reconnaît que cela pourrait toutefois brimer le droit des Anglo-Québécois de gérer leur propre réseau d’enseignement comme bon leur semble. Mais il importe surtout de se demander en quoi une maîtrise plutôt primaire du français par tous les enfants du Québec pourrait permettre au français de ravir à l’anglais son statut de langue de promotion socioéconomique par excellence à Montréal, aussi longtemps qu’à l’autre extrémité d’un système d’éducation pleinement financé par l’État on maintient la politique de bar ouvert quant au choix de la langue d’enseignement au cégep.

La nouvelle dynamique des langues en marche à Montréal depuis 2001 a démontré hors de tout doute que l’école française ne saurait à elle seule assurer au Québec son caractère français. Économiste bon teint, Grenier nous avertit qu’une politique coercitive qui passerait outre au contexte international en imposant trop fermement l’usage du français risquerait de provoquer des conséquences économiques négatives. Avait-il alors à l’esprit le projet d’étendre la loi 101 au cégep ? Quoi qu’il en soit, cela nous paraît une mesure bien « nationale » qui ne heurterait en rien le marché international.

Apprendre l’anglais ? Oui, certainement. Mais la preuve est faite que pour un francophone ou un allophone, apprendre en anglais au cégep anglais conduit le plus souvent à une formation universitaire en anglais, à travailler en anglais, à penser, créer et vivre en anglais. Il faut mettre fin à ce dérapage.

Faire du français la langue de la piasse est une condition indispensable à la pérennité du caractère français du Québec. Et étendre la loi 101 au cégep est une condition indispensable à ce que le français devienne enfin la langue de la piasse. Au gouvernement d’agir.

 

Crédit photo : canva.com