Le portulan de l’histoire

2020/09/18 | Par Jean-Claude Germain

J’ai déjà eu un collègue qui s’appelait Pilon. Il bossait dans l’imprimerie. Malgré son patronyme qui évoquait la « mise au pilon », il s’avérait fin connaisseur en papiers. Ceux des livres avant tout dont il appréciait la vieille noblesse de robe. Rien à voir avec les feuilles quotidiennes ou hebdomadaires des journaux qui peuvent tout aussi bien porter des éditoriaux songés que remplir des tâches domestiques comme envelopper des légumes et des fruits défraîchis jusqu’à en être complètement souillés ou détrempés.

Comme un certain snobisme littéraire aime le prôner n’en est-il pas de même pour une certaine presse populaire dont le papier aurait la faculté de tacher les doigts de ses lecteurs, en plus d’obscurcir leur jugement. En fait, Pilon aimait les papiers qui composent les livres parce qu’ils ont plus de personnalité :  bref, le répondant de corps et de caractère qui assurent leur durée.

Sa fascination pour les bouquins de tout acabit n’allait pas curieusement, jusqu’à les lire. Sauf qu’il possédait un talent assez rare : celui de deviner la teneur d’un livre au toucher. Tout d’abord en passant la main lentement sur la couverture du livre ; ensuite en le soupesant pour en établir le poids et la densité ; puis, en le feuilletant attentivement les yeux fermés.

La première fois où il m’a fait part de son appréciation après quelques pages, j’ai cru qu’il fabulait. Il m’a dit : « L’auteur est parti d’un bon souffle. Ça va comme sur des roulettes » Au deuxième tiers du livre, il a pressenti que ledit auteur perdait le fil de son histoire et s’égarait dans une répétition de faux départs, chaque fois prometteurs, mais sans suite. Pour le coup d’envoi final, enlevé cette fois et haut en couleur, le verdict de Pilon est tombé sans appel : « C’est la fanfare d’un autre livre ! » Traduit en clair, ça voulait dire que la proposition de l’ouvrage était valable, mais qu’elle aurait demandé d’être retravaillée avant de l’éditer.

Je n’ai pu m’empêcher de lui demander s’il pouvait pratiquer la même expertise sur un tapuscrit, pour citer Michel Garneau. Il m’a répondu que son don ne s’appliquait qu’aux livres, à condition de ne pas les avoir lus avant pour infirmer ou confirmer la lecture de sa main qu’il promenait d’ailleurs comme la baguette d’un sourcier peut repérer une ligne d’eau souterraine et jauger de l’importance de sa source. Quel éditeur n’aurait pas rêvé d’un tel directeur littéraire.

L’expertise habituelle d’un lecteur professionnel de manuscrits est de pressentir dès le parcours des premières pages d’un roman qu’on est ou pas « en bizzneusse ». Dans le cas des romans policiers, c’est même la règle d’or. Reste toujours à découvrir si la promesse d’origine se maintient.

Le type d’écriture propre à un romancier ou à une romancière exige une foulée de marathonien. Rien à voir avec celle d’un sprinteur qui convient parfaitement à la nouvelle. Le romancier à long cours doit apprendre à ménager son énergie narrative en empruntant un tracé qu’il découvre souvent à l’aveugle - ce que d’aucuns nomment également l’inspiration. Il doit toujours garder le cap, tout en résistant à l’attrait de s’arrêter trop longuement dans chacun des chemins de traverse qui se présentent comme autant d’occasions de démultiplier le sujet en une succession indéfinie de floraisons sauvages.

Au XIXe siècle, lorsque les romans étaient d’abord publiés en feuilleton et rémunérés à la ligne, la velléité pour les romanciers de s’y complaire s’est souvent avérée manifeste. Lorsque dans sa recherche documentaire, l’écrivain avait trouvé une perle rare sous la forme d’une description exhaustive soit d’une activité particulière, d’un lieu ou d‘un bâtiment -  et qui plus est, à un moment où la livraison de son manuscrit souffrait déjà d’un retard inquiétant, la tentation de carrément s’en approprier tous les mots était irrésistible.

Même les plus illustres y ont succombé. « Je prends mon bien où je le trouve », répondait Molière, en subtilisant toute une scène du Pédant joué de Savinien de Cyrano dit de Bergerac.  Lequel avant d‘être un personnage d’Edmond Rostand a été l’auteur d’un des premiers romans de science-fiction, Les États et empires de la lune et du soleil.

Constamment à court d’argent, Dostoïevski était de plus un joueur invétéré. Pendant l’écriture de je ne me souviens plus lequel de ses romans, l’écrivain était aux abois, sans le sou et à court d’inspiration. Le hasard de sa recherche lui fait découvrir la perle rare, une description exhaustive d’un hôpital, d’un monastère ou d’une activité quelconque, peu importe. Eurêka ! Il n’a pas le temps de remanier l’information à sa sauce. Et c’est tout un chapitre qui trouve place dans son roman en cours.

Le mouvement de la main et du bras de Pilon ne peut qu’évoquer celui d’un scanneur moderne. On se prend à imaginer le jour où tous les romans du monde feront partie de la mémoire d’un gigantesque ordinateur. Inutile d’exagérer, limitons-nous à tous les romans écrits dans une même langue. Et pourquoi pas traduits !

On n’aurait alors qu’à imprimer le roman à un seul exemplaire pour le soumettre à l’analyse d’un ordinateur qui pourrait déterminer le pointage du sujet, son intérêt, son originalité ou sa conformité quant à la structure du récit, la distribution des personnages, la présentation, les rebondissements et la résolution de l’intrigue. Le tout complété par une prévision du tirage escompté pour un tel livre.

Il y a déjà plusieurs années, Alain Stanké m’avait fait part d’une invention qui permettait d’envisager la résolution des coûts d’entreposage des invendus. Une imprimante dont la mémoire pouvait imprimer sur demande et à volonté le nombre voulu d’exemplaires d’un titre requis. Sauf que pour un éditeur les coûts de ladite imprimante étaient alors prohibitifs. Il semble toujours l’être puisqu’encore tout récemment, mon éditeur m’a avisé qu’il devait condamner au pilon les exemplaires de certains invendus de mes titres… à cause des frais d’entreposage.  

Peut-on confier la lecture d’un livre à un ordinateur aussi informant qu’informé fût-il ? Si c’est pour identifier l’apparition, disons du nom ou du prénom d’un personnage dans les pages d’une brique, sans doute ! Le don de Pilon suffit.

Pour lire un livre, c’est une tout autre démarche. D’abord, le livre est un objet dont l’existence propre fait appel au toucher de la main pour en apprécier les différents volumes qui se déclinent en autant de formats qui vont de l’in-piano à l’in-trente-deux en passant par l’in-folio ; l’in-quarto ; l’in-six ; l’in-douze ; l’in-octavo ; l’in-seize ; l’in-dix-huit et l’in-vingt-quatre.

L’expression qui veut qu’un lecteur soit plongé dans sa lecture n’est pas une figure de style. Pour lire un livre, il faut traverser le miroir de la page et apprendre à vivre dans une autre dimension. Celle où les mots se suffisent à eux-mêmes pour la poésie ; où ils s’interpellent entre eux en se donnant la réplique pour le théâtre : où depuis L’Iliade, ils décrivent les hauts et les bas des drames de famille, en l’occurrence ceux de deux dynasties en guerre,  l’achéenne et la troyenne ; ou les péripéties de L’Odyssée d’Ulysse qui cherche à retrouver son Ithaque, passant d’une île à une autre, tout comme dans un roman policier, le détective privé va d’un témoin à un autre pour renouer le fil qui a mené à une mort d’homme ou de femme.       

Avec le temps, j’ai aménagé une bibliothèque bien garnie dans tous les domaines, en français et en anglais. J’aime la considérer comme « respectable ». Mais pour ses visiteurs occasionnels, j’ai remarqué que l’adjectif descriptif approprié serait plutôt « considérable ». La question qui m’est le plus souvent posée est toujours la même ; « Les avez- vous tous lus ? » 

Aux plus jeunes, je dois expliquer qu’il fut un temps où l’immense encyclopédie qu’est l’internet n’existait pas. Ni les clés USB. Comme j’ai été, pendant plusieurs années, chroniqueur à la radio et à la télé, traitant principalement d’une multiplicité de sujets à caractère historique, je n’avais pas le temps de courir constamment à une bibliothèque publique. Je me devais d’avoir les bouquins sous la main pour les consulter.

J’ai donc pris l’habitude de faire mes provisions de livres à l’avance. Dans le domaine du théâtre et du cinéma, par exemple, les biographies, en anglais comme en français, ont la vie courte et plus de chances de se retrouver dans une librairie d’occasion que sur les rayons d’une bibliothèque publique. Et les commandes postales ne bénéficiaient pas d’un service de livraison rapide comme celui d’Amazon.

Rien ne peut remplacer la présence des livres qui personnalisent le mur vivant d’une pièce. Ce ne sont pas que des écritures, mais des auteurs et des personnages.  En entrant tout récemment dans mon atelier, un titre a attiré mon attention. Il semblait répondre à l’atmosphère du moment. Les terreurs de l’an 2000, une anthologie des textes d’un colloque international de la Fondation internationale des Sciences humaines, publiée chez Hachette en 1976. Le sujet de la communication d’un certain Peter Wiles m’a intrigué, Les terreurs de 1976 ou le hérisson et le renard considérés comme des prophètes.

« Les prophètes se sont toujours trompés, tous, ou, en tout cas, quand ils avaient raison, ils ne le savaient pas. Leurs prédictions précises, et même le choix de l’éventualité la plus probable, ont toujours été faux et comment pourrait-il en être autrement ? Mais ce qui est pire, c’est qu'ils se sont trompés dans le choix même des éventualités à envisager ».

Et tout comme tout bon universitaire, il fait appel à deux confrères, Kahn et Wiener, pour étayer son propos. « En un mot pour eux, la futurologie est un tranquillisant. Disposer d’un rapport, d’un bout de papier, nous rassure. (…)  Le nombre des prédictions augmente dans le monde entier et le scepticisme à l'égard de l’exactitude de ces prédictions augmente en même temps [...] Il faudrait peut-être reconnaître que le besoin de prédictions n’a qu’un rapport lointain avec l'exactitude de celles-ci, en d’autres termes, que même les prédictions tout à fait inexactes répondent à un besoin. »

En 1954, un autre confrère, le professeur Devons a exprimé ce fait, de  façon péremptoire «  en comparant l’emploi des prévisions statistiques pour orienter la politique, à la fonction de magicien dans certaines sociétés primitives »

Et dans le cadre de la pandémie actuelle, on peut dire que les statistiques connaissent leur heure de gloire.