Ethnie-fiction : la polémique

2020/09/28 | Par L’aut’journal

Dans un article publié récemment dans la revue scientifique « Nations and Nationalism », j’annonçais que l’ethnie canadienne-française deviendrait minoritaire au Québec au tournant de l’année 2042. Le groupe ethnique canadien-français qui formait 79 % de la population québécoise en 1971, passerait à 64,5 % en 2014, glisserait sous les 50 % en 2042 et serait à 45 % en 2050. Dans le numéro de mars 2020 de l’Action Nationale, je vulgarisais mes résultats. Le 9 septembre dernier, dans un article intitulé « Ethnie-fiction et indépendance », publié dans L’aut’journal, Charles Castonguay critiquait les résultats de mes travaux de démographie, niant la gravité du déclin annoncé, allant même jusqu’à dire que l’étude était « bidon ». 

 

Études comparables

Pour se donner une idée de la plausibilité de mes résultats, il suffit d’observer les résultats d’études sur la même thématique. En voici quelques-unes. En janvier 2017, Statistique Canada dévoilait une étude qui prévoyait qu’en 2036, près de la moitié des Canadiens seraient des immigrants de 1re ou de 2e génération. En 2010, David Coleman, professeur émérite de démographie, publiait une étude affirmant que les Britanniques blancs ne seront plus que 56 % de la population en Angleterre en 2056. En 2009, le bureau du recensement américain dévoilait que les Américains blancs non hispaniques passeraient sous les barres des 50 % entre 2040 et 2045. En 2015, les démographes de Statistique Canada ont estimé que les Canadiens de 2106 descendront en très grandes majorités d’immigrants et de leurs descendants qui seront arrivés après 2006. Ils ont estimé que les Canadiens de 2006 seront les ancêtres d’entre 12 à 38 % de la population canadienne de 2106.

Les majorités historiques de l’Angleterre, des États-Unis et du Canada subissent présentement un déclin marqué de leur poids démographique en lien avec leurs seuils migratoires élevés. Sachant que le Québec possède un faible taux de fécondité et des seuils migratoires du même ordre de grandeur que les pays cités précédemment, il est peu probable que l’ethnie canadienne-française échappe à cette tendance. Le tableau suivant compare le déclin de la majorité historique québécoise à ceux de l’Angleterre et des États-Unis.
 

 

Ceci étant dit, est-ce de l’ethnie-fiction que d’affirmer que l’ethnie canadienne-française sera minoritaire au Québec au milieu du 21e siècle? Non. Le Québec s’inscrit simplement dans un contexte mondial d’immigration de masse.

Je suspecte que la raison pour laquelle Charles Castonguay s’acharne sur ma méthodologie est qu’il n’est pas en mesure de contester la gravité de mes résultats. Pourtant, monsieur Castonguay n’aurait qu’à faire quelques projections, en exposant ses hypothèses pour démontrer si mes résultats tiennent la route ou non. N’est-il pas mathématicien et démographe?

Le problème, c’est que même si l'on délibère longtemps sur les hypothèses de base permettant de lancer les projections démographiques, – j’ai moi-même jonglé avec plusieurs hypothèses, – on termine toujours avec la même tendance et une mise en minorité vers le milieu du 21e siècle. Pourquoi? Parce que les seuils migratoires sont trop élevés pour que le choix des hypothèses (fécondité, rétention de l’immigration, métissage) ait un impact neutralisant sur le déclin.

Pour l’année 2016, au Québec, on comptait 52 000 immigrants pour 85 000 naissances. Parmi ces naissances, la proportion venant de l’ethnie canadienne-française va en diminuant; ces valeurs devraient vous donner une bonne idée de la suite. J’invite donc monsieur Castonguay à nous faire part de ses propres projections. Si l’année au cours de laquelle l'ethnie canadienne-française passe sous les 50 % est retardée de quelques années, je ne m’en plaindrai pas.

 

Au sujet des recensements et de Statistique Canada

Analysons un des arguments de la critique de Castonguay.

 « Notons qu’après une répartition égale des déclarations d’origines multiples entre les origines déclarées, le poids de la population d’origine française recensée en 1991 s’élevait encore à 77,5 %, soit une baisse de seulement 1,5 point de pourcentage depuis 1971. Par comparaison, les « descendants de Canadiens français » de Gaudreault en perdent 5, plongeant en 1991 à 74 %. Chiffre déjà nettement alarmiste, donc. ».

L’analyse est trompeuse, car Castonguay présente les chiffres qui l’arrangent, omettant de présenter la tendance pour les résultats de recensement de 1971 à 1991. En ce qui concerne l’ethnie « origine française », les réponses uniques pour les recensements de 1971, 1981, 1986 et 1991 présentent des poids démographiques de 79,0 %, 80,2 %, 76,8 % et 74,6 % respectivement. Par exemple, les valeurs du recensement de 1991 sont les suivantes : population totale : 6 810 300, « origine française » : 5 077 830, « multiples origines » : 572 390 ; on arrive donc à 74,6% en origine unique.

Ainsi, la tendance dans les recensements est celle d’un déclin marqué pour l’origine française.  Vous remarquerez que Castonguay arrivait à 77,5% pour le recensement de 1991, car il procède à la redistribution des « origines multiples » ; on pourrait refaire l’analyse en redistribuant les origines multiples (comme le fait Castonguay), ceci aurait pour effet de hausser les valeurs dans l’absolu, cependant on observerait encore un déclin significatif.

Castonguay qualifie mes résultats d’alarmistes puisque je présente une baisse de 5% entre 1971 et 1991. Que pense-t-il de la baisse de 5,6% que l’on observe au niveau des recensements entre 1981 et 1991 (origine unique) ? Vue sous cet angle, mon analyse est plutôt conservatrice

Castonguay me reproche d’avoir critiqué Statistique Canada. Oui, je reproche à StatCan son manque de rigueur en ce qui concerne les données ethniques pour les recensements récents (1996 à 2016), mais dans l'ensemble, j’aimerais souligner l’excellence de l’institution (qualité des rapports, quantité, rigueur, fiabilité, diversité et accessibilité des données, efficience du service à la clientèle). Castonguay a lui-même été très critique envers l’institution dans le passé. Je trouve donc étrange le fait qu’il me reproche de faire de même. Citons ce qu’il avait à dire dans Le Devoir, le 21 avril 2008 :

 « Statistique Canada aime à rassurer les Québécois francophones en leur traçant un portrait euphorisant de la situation linguistique. En leur faisant croire, par exemple, à une progression spectaculaire du pouvoir d'assimilation du français au Québec parmi la population immigrée. »

 

Argumentum Ad hominem

Je trouve inacceptable le fait que Castonguay suggère indirectement que je sois un raciste. C’est une attaque gratuite qui n’est pas appuyée par des arguments. Je réfute l’allégation. Qui veut noyer son chien l’accuse de rage. Ceci me rappelle une déclaration récente du politicologue Eric Kaufmann au sujet de la stratégie de ses contradicteurs : « Si vous êtes incapable de contester les résultats, il vaut mieux adopter la stratégie d'un activiste anti-vaccin et brouiller les perceptions ou procéder à des attaques ad hominem [traduction libre]. »

 

En conclusion

Concernant l’avenir de l’ethnie canadienne-française, il est scandaleux que nous n’ayons pas de données fiables pour l’ethnicité via les recensements récents. Il est d’autant plus dommageable que les démographes s’intéressent peu à l’avenir démographique de ce groupe ethnique. Parce que, oui, à mon avis, les Canadiens-français forment un groupe ethnique et nier ce fait serait, je crois, renoncer à leur place toute particulière dans l’histoire. J’invite donc Charles Castonguay à mettre de côté la démographie linguistique un instant et à se mouiller dans le monde de la démographie ethnique. Qu’il réalise ses propres projections pour soit valider ou bien corriger mes résultats. La question ne mérite-t-elle pas qu’on lui accorde davantage d’attention?

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RÉPONSE DE CHARLES CASTONGUAY

Un ethnicisme décomplexé

Charles Gaudreault traite maintenant des données de recensement de 1981, 1986 et 1991 sur l’origine et affirme que le manque de rigueur de Statistique Canada en cette matière ne s’étend que de 1996 à 2016. Sans reconnaître son tort d’avoir prétendu, dans ses articles, que Statistique Canada n’a recueilli aucune donnée adéquate sur le sujet depuis 1971. Procédé peu honnête.

Sa nouvelle posture ne confirme pas moins que ses projections sont d’entrée de jeu viciées. Si les données sur l’origine sont acceptables jusqu’en 1991, Gaudreault n’avait aucune raison de remonter à 1971 comme moment de départ. À moins d’avoir voulu étirer sa sauce de façon à obtenir des résultats aussi sensationnels que possible.   

Quant à la tendance 1971-1991, Gaudreault présente « les réponses uniques pour les recensements de 1971, 1981, 1986 et 1991 [qui indiquent pour l’origine française] des poids démographiques de 79,0 %, 80,2 %, 76,8 % et 74,6 % respectivement ». Je le répète : le 79,0 % pour 1971 ne représente pas que les réponses uniques ; y entrent aussi en ligne de compte les réponses multiples qui comprennent l’origine française. Que Gaudreault lise donc le Guide de référence de Statistique Canada à ce sujet.        

Son poids de 76,8 % pour 1986 est également erroné. Mais il faut surtout retenir l’obsession de Gaudreault pour les réponses uniques, les seules qui seraient assez « fermes » à ses yeux pour bien représenter son « ethnie canadienne-française ». Le fait est qu’aucun recensement n’a jamais énuméré cette « ethnie » qui, telle que définie par Gaudreault, serait composée des descendants des colons français arrivés entre 1608 et 1760. Sa façon de chiffrer son phantasme traduit une préoccupation assez particulière pour la pureté de la laine.

En focalisant sur les réponses uniques, Gaudreault obtient des poids qui plongent d’autant plus rapidement que la propension des jeunes générations à former des couples ethniquement mixtes progresse constamment depuis les années 1960. Il arrive de la sorte à 74,6 % comme poids de son « ethnie canadienne-française » en 1991. Notre tableau présente un portrait plus adéquat de la tendance des déclarations d’origine uniques et multiples entre 1981 et 1991.

Il en ressort que c’est la croissance rapide des réponses multiples qui, au premier chef, a alimenté la dégringolade du poids de l’origine française (réponses uniques) entre 1981 et 1991. En particulier, de nombreuses personnes qui se sont déclarées d’origine française (réponse unique) en 1981 auraient d’évidence déclaré deux origines ou plus au recensement suivant. Précisons qu’à partir de 1986 la formulation de la question sur l’origine encourage les réponses multiples. Et qu’en 1991 les deux tiers des réponses multiples comprenaient « Français » parmi les origines déclarées.

Nous avons vu qu’en pondérant ces dernières réponses de manière appropriée, on obtient un poids de 77,5 % pour l’origine française en 1991. Par comparaison avec le poids correspondant de 79,0 % en 1971, il s’agit d’une baisse de 1,5 point de pourcentage en 20 ans. Gaudreault considère cela « significatif ». Disons. Mais cela n’a rien à voir avec le recul trois fois plus important auquel il arrive, soit avec son appareil de projection fermé à tout nouvel apport migratoire, soit en suivant exclusivement les réponses uniques.

Jusqu’à nouvel ordre, il demeurera impossible de déterminer l’ampleur du dérapage des projections de Gaudreault au-delà de 1991. En faisant dès 1996 la promotion d’un faux groupe ethnique Canadian ou « canadien », Ottawa a effectivement saboté l’information sur l’origine. Le recensement de 2016 a notamment énuméré au Québec 3,5 millions de personnes d’origine « ethnique » Canadian ou « canadienne » et moins d’un million d’origine française (réponses uniques), contre deux millions d’origine mixte (réponses multiples) – dont plus d’un million comprenaient « Français » parmi les origines déclarées.

Le concept d’origine est ainsi à tel point flou, fragile et fuyant que les projections de Gaudreault au-delà de 1991 ne seront jamais vérifiables. À quoi donc, alors, peuvent-elles bien servir ?

Gaudreault gesticule largement dans sa réplique en direction d’autres études qui annoncent la mise en minorité de majorités, dont celles des « Blancs britanniques » ou des « Blancs américains non hispaniques », sous l’assaut d’une « immigration de masse ». Qui dit blanc dit race. Et il est en effet difficile de distinguer entre la notion de race et celle d’ethnie telle que maniée par Gaudreault. Ce qui nous amène à revenir sur un dérapage d’un autre ordre.

Gaudreault affirme que je suggère indirectement dans ma chronique qu’il est un raciste. « C’est une attaque gratuite, proteste-t-il, qui n’est pas appuyée par des arguments. »

Non. Dans ma chronique j’ai qualifié de « gentiment racistes » des remarques que Gaudreault a formulées dans « Le recensement et les statistiques sur les citoyens de langue française au Canada », texte délirant qu’il a signé dans L’Action nationale de mars dernier. J’ai précisé que ces remarques visaient Navdeep Bains, ministre responsable de Statistique Canada, et Anil Anora, Statisticien en chef du même organisme, tous deux d’ascendance indienne.

Ce n’est pas assez clair ? Mettons alors les points sur les i. Voici les remarques en question.

« Pour le recensement de 2021, la justice voudrait qu’on rétablisse le questionnaire de 1971 […] Justin Trudeau a confié la question à Navdeep Bains, un sikh qui a bien d’autres préoccupations […] Anil Arora, un bachelier de l’Université d’Alberta, d’une autre famille provenant de l’Inde […] doit décider s’il y a lieu de rétablir le questionnaire de 1971 » (L’Action nationale, mars 2020, p.106).

Que viennent faire ces remarques que j’ai soulignées en gras ? Que Gaudreault s’en excuse, au lieu de chercher à s’esquiver.