Les femmes exigent une profonde transformation « par le bas »

2020/10/16 | Par Eva Illouz

Cet article est paru dans l’édition datée du 17 octobre du journal Le Monde.

 

La sociologue, directrice d’études à l’EHESS, fait un parallèle entre christianisme et féminisme, deux concepts qui portent l’ambition de changer radicalement les comportements, croyances et liens de domination dans les sociétés

Signe de sa force croissante ou du rejet d’une nouvelle greffe par le corps social, le néoféminisme est de plus en plus attaqué. Passés les premiers moments de stupeur après les révélations des viols et pratiques d’intimidation et de harcèlement par Harvey Weinstein et Jeffrey Epstein, les représentants de l’ordre reprennent leur place. De quoi donc est accusé le « néoféminisme » – mal nommé, puisqu’il s’appuie sur des apports théoriques vieux d’au moins quarante ans ? Les accusations sont diverses, mais peuvent se résumer ainsi : un mouvement qui avait commencé comme un combat pour la justice est désormais dominé par le ressentiment ; il foule aux pieds l’universalisme de la première heure et se réfugie dans une conception identitaire et victimaire du féminisme ; il incarne une nouvelle morale puritaine qui détruit le caractère ludique et spontané de la sexualité et donne au féminisme un caractère punitif, moralisateur et disciplinaire ; il réintroduit de la violence dans les relations hétérosexuelles et promeut le misandrisme.

Plus récemment dans ces pages [référence à une tribune de Mazarine Pingeot publiée dans LeMonde daté du 29 juillet ], ce nouveau féminisme a été mis au ban pour être devenu ennuyeux et prévisible. Une critique trop paresseuse et condescendante pour qu’on s’y attarde. Il y a sans doute beaucoup à blâmer dans un mouvement aussi vaste et profond que le féminisme, mais le néoféminisme, loin de trahir le féminisme originel et ses vaillantes pionnières, continue à en porter le flambeau. Le féminisme est souvent compris comme un « mouvement social » ou un « mouvement de revendication ». Il s’agit là d’une erreur majeure. Le féminisme n’est pas un « mouvement », mais rien de moins que la deuxième grande étape du processus de démocratisation des sociétés européennes, qui commença au XVIIIe siècle. Aussi longtemps que les femmes en étaient exclues, la démocratie était restée un projet inachevé, incohérent et tronqué, crée par des hommes pour des hommes qui ne s’étaient même pas aperçus qu’ils en avaient écarté la moitié de l’humanité.

En 1776, John Adams, un des leaders de la révolution américaine – qui donnera au monde une de ses plus grandes démocraties – et futur deuxième président des Etats-Unis (1797-1801), répondit à sa femme, Abigail, qui le suppliait de « se souvenir des femmes » que sa requête l’avait « fait bien rire » : « Tu peux être sûre que nous saurons faire mieux que détruire nos systèmes masculins. » John Adams avait raison. Le système masculin tint bon, autant qu’il le put, et les revendications d’égalité des femmes firent longtemps rire beaucoup d’hommes.

 

La famille, lieu de domination

Le mouvement des suffragettes, pour le droit de vote des femmes en Angleterre, n’obtint gain de cause qu’après que les femmes eurent recours au terrorisme à compter de 1912 (en utilisant des bombes et démarrant des incendies pour se faire entendre). Le féminisme est donc bien plus qu’un simple mouvement social. Il constitue la deuxième grande étape du processus historique de démocratisation, étape pendant laquelle les femmes durent se battre contre l’ensemble de la société, dans ce qu’elle avait de plus puissant et de plus intime.

Or, une fois le droit de vote gagné et les droits civils acquis (processus qui prit jusqu’aux années 1980 dans plusieurs pays Occidentaux), les femmes ont été forcées de constater qu’elles continuaient à faire ce qu’elles avaient toujours fait : être responsable des travaux ménagers et des enfants, se définir par leurs qualités domestiques et leur élégance vestimentaire, être exclues de la sphère publique, jouer un rôle subalterne dans la production des richesses, être l’objet de prédations sexuelles et de violence. Malgré leur accès aux droits civils, les femmes restèrent fondamentalement dévalorisées dans leur existence sociale (invisibilisées ; exclues de la direction des affaires économiques et publiques ; reléguées a des tâches inférieures ; réduites à leur apparence sexuelle ; moquées ou adulées pour leur corps, violentées etc.).

Si la dévalorisation demeurait l’expérience centrale de la femme, cela voulait dire qu’un mécanisme plus puissant que le droit formel était à l’œuvre dans les inégalités entre les sexes : pour que les femmes réalisent pleinement leurs droits, il fallait une réforme de l’inconscient culturel qui garantissait leur exclusion. La famille – lieu mythique et idyllique des sociétés bourgeoises – s’avéra être le lieu privilégié de la production et du maintien de la domination masculine. L’amour, la famille, le corps, la sexualité, la galanterie, toutes ces interactions qui faisaient des rapports hétérosexuels une source de plaisir, se révélaient être les courroies de transmission de l’exclusion de la femme de la sphère publique. Le féminisme se mit donc dans une position qui n’a presque aucun antécédent historique : celui de changer les agissements, dogmes et habitudes ancestrales du groupe qui les dominait. Seule la chrétienté avait tenté un changement aussi total et radical des comportements, des croyances, des formes du désir et du rapport au corps. Mais la chrétienté, du moins à partir du IVe siècle, pouvait le faire « par le haut », en créant l’Eglise, en mobilisant la puissance de l’Etat et ses armées.

Les femmes exigent, elles, une transformation non moins profonde mais « par le bas », fait sans précédent dans l’histoire. Reformer le langage, les contenus, les images, les gestes, les intentions, les désirs constituent les objectifs du projet de démocratisation féministe. Nous n’avons aucun exemple historique d’une transformation d’une telle ampleur qui se soit faite par un groupe qui ne contrôle aucune des grandes institutions politiques, culturelles, et économiques. C’est sans doute la raison essentielle pour laquelle le féminisme, mouvement d’émancipation démocratique par excellence, est décrié : précisément à cause du décalage entre la profondeur des changements qu’il exige de la classe qui le domine et la faiblesse de ses moyens et de l’appareil institutionnel qui le soutient.

 

Puissance des réseaux sociaux

C’est là que les réseaux sociaux entrent en scène et représentent une aubaine inespérée pour les femmes, qui s’étaient habituées à l’indifférence généralisée de la police, des médias, des tribunaux et des parlements devant leurs problèmes – le viol, le harcèlement, la violence conjugale. Si les voies traditionnelles de la justice leur étaient fermées, n’était-il pas naturel qu’elles empruntent le chemin – certes moins réglementé, mais plus efficace – des réseaux sociaux ? Ce pari réussit de façon éclatante. Il va sans dire que les réseaux sociaux mènent parfois à des dérives graves (délation, lynchage, bafouage de la présomption d’innocence), mais, grâce à leur utilisation, pour la première fois, des hommes puissants ont été contraints de restreindre leur accès direct au corps des femmes. C’est la capacité de l’homme à « se servir » quand cela lui chante et à le faire impunément que le néoféminisme est en train de transformer. S’il prend parfois l’aspect de croisades puristes et de justice sommaire, c’est à cause de la faiblesse des moyens institutionnels dont disposent les femmes pour transformer les comportements au cœur de la domination.

Le néoféminisme a des aspects éminemment critiquables, notamment sa tendance au purisme, à confondre le trivial et le criminel. Plus problématique encore est son indécision sur la question de l’universalisme. En tant que Franco-Israélienne, je ne peux ne pas témoigner des tentatives, toujours plus réussies, de la part des partis politiques ultraorthodoxes israéliens d’interdire et de régimenter l’existence des femmes dans la sphère publique. Selon ces partis ou organisations ultraorthodoxes, des photos de femmes, même habillées de pied en cap, ne peuvent être publiées sur des journaux religieux (ils avaient par exemple effacé Angela Merkel de la photo des leaders du monde défilant après les attentats de janvier 2015 à Charlie Hebdo). Aucun parti religieux ne compte de femme ; elles n’ont pas le droit de parler dans une assemblée publique ou à la radio et, plus prosaïquement, ne peuvent s’asseoir à côté d’un homme dans une cérémonie officielle.

 

Néoféminisme et religion

Une telle religion (et elle est loin d’être la seule) est incompatible avec le principe démocratique d’égalité entre les hommes et les femmes. Prétendre l’inverse au nom d’une soi-disant tolérance pour les minorités religieuses, c’est faire preuve d’une compromission veule à l’égard des femmes, toujours les premières à être sacrifiées à d’autres causes. Le néoféminisme n’a donc pas réglé son problème avec la religion, mais c’est parce que cette question est restée elle-même en suspens et non résolue dans l’ensemble de la démocratie. L’universalisme – à condition qu’il ne soit ni naïf, ni arrogant, ni conquérant – a été et demeure le socle sur lequel s’est bâti le féminisme en tant que mouvement qui parachève et qui approfondit la révolution démocratique.

Je terminerai avec une très belle citation de la féministe Shane Phelan : « Si nous transformons [la politique d’identité] en une exigence de pureté à chaque niveau de notre vie, nous nions les vies pour lesquelles nous avons commencé notre lutte. Si nous devons être libres, il nous faut apprendre à embrasser le paradoxe et l’incertitude ; en bref, il nous faut embrasser la politique. La politique d’identité doit être fondée non pas seulement sur l’identité mais sur un goût pour la politique comme art du vivre-ensemble. La politique qui ignore nos identités, qui en fait des choses privées, est inutile ; mais des identités non négociables nous asserviront, qu’elles nous soient imposées de l’intérieur ou de l’extérieur. » La politique comme l’art du vivre-ensemble entre hommes et femmes sera la troisième grande étape de la démocratisation de nos sociétés. Pour cela, il faudra que les hommes partagent leur immense pouvoir avec les femmes.

Eva Illouz est directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses recherches portent notamment sur la sociologie des émotions et de la culture. Elle a rédigé plusieurs essais, parmi lesquels « Les Sentiments du capitalisme » (Seuil, 2006), « Pourquoi l’amour fait mal » (Seuil, 2012), « Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies », coécrit avec Edgar Cabanas (Premier parallèle, 2018), et « Les Marchandises émotionnelles » (Premier parallèle, 2019)