Les droits de chasse et de pêche autochtones (1)

2020/10/22 | Par André Binette

L’auteur est juriste en droit constitutionnel et autochtone

Deux conflits relatifs aux droits de chasse et de pêche autochtones font les manchettes depuis quelques jours. Le premier concerne la pêche au homard au large de la Nouvelle-Écosse. Le second porte sur la chasse à l’orignal dans le parc de la Vérendrye au Québec. Je me penche sur le premier cas cette semaine.

Pour bien comprendre les enjeux, il faut rappeler quelques paramètres. Les droits ancestraux des Premières Nations et les droits qui leur ont été confirmés par traité ont acquis une valeur constitutionnelle au moyen de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, ce qui les place au-dessus des lois fédérales et provinciales qui leur sont incompatibles. Toutes les Premières Nations ont par définition des droits ancestraux de chasse et de pêche, car ce sont des éléments centraux de leurs cultures.

Les traités, anciens ou modernes, ont parmi leurs principaux objets de confirmer ou de préciser ces droits, dont la portée est variable.  Les traités peuvent comporter des aménagements particuliers pour certaines Premières Nations. Ils sont loin de recouvrir l’ensemble du territoire canadien ou l’ensemble des Premières Nations. Les Premières Nations sans traité continuent d’invoquer leurs droits ancestraux qui n’ont pas été délimités par un texte ayant une valeur juridique.

Le défi contemporain est de permettre la coexistence des droits ancestraux et des droits issus de traités anciens souvent imprécis avec les permis des chasseurs ou pêcheurs non-autochtones, qui peuvent s’adonner à ces activités à des fins de loisir ou commerciales. Le rôle des tribunaux depuis 1982 a essentiellement été de départager les droits des uns et des autres, en réaffirmant les droits ancestraux là où ils sont ignorés et en donnant la priorité à la chasse ou la pêche autochtone dite de subsistance destinée à nourrir une famille, même lorsque cette priorité n’est pas reconnue par la réglementation fédérale ou provinciale. Les non-autochtones ne détiennent pas un droit constitutionnel à la chasse ou à la pêche de subsistance.  Les Premières Nations peuvent aussi détenir un droit constitutionnel ancestral ou issu de traité à une forme de pêche commerciale, mais ils sont alors généralement sur le même pied que les pêcheurs commerciaux non-autochtones, qui doivent cependant accepter de leur faire une place sur le marché local dans un contexte de quotas et de conservation de la ressource, quitte à être dédommagés pour une perte de revenus. 

De nombreuses tensions ont marqué le dossier de la pêche autochtone au Québec et au Canada dans les dernières décennies. Certains se souviendront des conflits il y a une quarantaine d’années entourant la pêche au saumon sur la Côte-Nord et en Gaspésie, qui étaient aggravés par l’omniprésence des clubs privés. D’autres ont eu lieu au Nouveau-Brunswick et en Colombie-Britannique. 

La Cour suprême a rendu plusieurs jugements sur la pêche autochtone dans les années 1990 afin de mettre en œuvre l’article 35. En ce qui concerne la pêche au large des côtes des provinces, nous sommes en présence d’une triple compétence fédérale exclusive depuis 1867 : sur les Autochtones, sur la pêche et sur la circulation maritime, puisque le territoire des provinces s’arrête au rivage. Cette triple compétence doit s’exercer dans le respect de l’article 35 depuis 1982.

Le ministère fédéral des Pêches et Océans a réaménagé dans une large mesure le secteur de la pêche au-delà des côtes à la suite des jugements de la Cour suprême. Trois Premières Nations du Québec, les Innus de la Côte-Nord, les Micmacs de la Gaspésie et les Malécites du Bas-du-fleuve, ont bénéficié de ces réformes sans avoir eu elles-mêmes à recourir aux tribunaux. Les communautés côtières parmi les Innus (certaines réserves innues à l’intérieur des terres ne sont pas concernées), et les deux autres nations mentionnées dont les communautés sont toutes situées sur la côte, sont propriétaires de bateaux de pêche depuis cette époque. Ces bateaux sont munis de permis fédéraux pour la pêche dans le fleuve ou le golfe Saint-Laurent et emploient parfois des capitaines non-autochtones. Des compensations ont été versées par Ottawa aux pêcheurs non-autochtones qui ont dû céder une part de marché aux nouveaux arrivants dont on avait rétabli les droits après de longues années d’absence. Ces mesures ne semblent pas avoir provoqué des conflits majeurs dans la pêche en mer au Québec et ont contribué à réduire de vives tensions dans les provinces de l’Atlantique.

Le problème en Nouvelle-Écosse, c’est que le ministère fédéral n’a pas complété son ménage et a laissé certains dossiers en suspens, ce qui a fait pourrir la situation. Trois nations autochtones de pêcheurs traditionnels se trouvent dans cette province : les Micmacs et les Malécites que l’on trouve aussi au Québec, et les Passamaquoddy qui sont surtout établis dans l’État américain voisin du Maine. Il n’est pas certain que ces trois nations aient les mêmes droits, ce qui explique peut-être en partie les tergiversations fédérales.

La Cour suprême a rendu deux jugements importants, les deux arrêts Marshall, sur les droits de pêche des Micmacs en 1999. À ce moment, les Micmacs n’avaient pas invoqué leurs droits ancestraux, mais plutôt les droits découlant d’une série de traités locaux signés par les autorités militaires britanniques en 1760-61, peu après la chute de l’important fort français de Louisbourg sur l’île du Cap-Breton en 1758, et au moment où la défaite des Plaines d’Abraham pouvait encore être contrecarrée par l’incertitude des négociations diplomatiques à Paris qui ont duré jusqu’en 1763. L’objectif des Britanniques était de détacher les Micmacs, alors une puissance militaire significative dans la région, de leur alliance avec les Français, par un traité généreux qui leur reconnaissait non seulement un droit de pêche de subsistance, mais aussi le maintien d’une certaine pêche commerciale pouvant nourrir les habitants d’Halifax ou d’ailleurs.

Voici comment la Cour suprême résumait cette situation en 1999 dans le premier arrêt Marshall:

« En mars 1760, les parties négociaient dans l’ombre de la grande tourmente militaire et politique qui a suivi la chute des forteresses françaises de Louisbourg, du Cap Breton (en juin 1758) et de Québec (en septembre 1759).  Les signataires mi’kmaq avaient été des alliés du roi français, et Montréal continuerait de faire partie de la Nouvelle‑France jusqu’à sa chute en juin 1760.  Les Britanniques avaient presque complété l’expulsion des Acadiens du sud de la Nouvelle‑Écosse.  Il s’écoulerait encore trois ans avant la signature du Traité de Paris, qui mettait fin aux hostilités, et l’édiction de la Proclamation royale de 1763.  Six ans seulement avant la signature des traités, le gouverneur britannique de la Nouvelle‑Écosse avait pris une proclamation (le 14 mai 1756) offrant une récompense à qui prendrait, morts ou vifs, des Mi’kmaq en Nouvelle‑Écosse, territoire qui comprenait alors le Nouveau‑Brunswick.  Les traités ont été conclus à un moment où les Britanniques tentaient d’étendre et de solidifier leur emprise sur leurs possessions du nord.  L’objectif implicite des traités avec les Mi’kmaq était la réconciliation et la reconnaissance d’avantages mutuels. »

Les droits de pêche autochtones en Nouvelle-Écosse sont donc fortement imprégnés de géopolitique. L’objectif des Britanniques était de neutraliser les Micmacs par des avantages commerciaux, que l’on avait toutefois pris soin de ne pas mettre par écrit. Il existait en effet un important décalage entre le texte des traités, évidemment rédigé uniquement par les Britanniques, et le compte-rendu des négociations orales. La Cour suprême a résolu ce décalage en faveur de celles-ci en invoquant le principe juridique du respect de l’honneur de la Couronne dans l’interprétation des traités, afin d’éviter de donner un effet constitutionnel à une tromperie dont on ne pouvait pas savoir si elle avait été approuvée à Londres.

La Cour suprême a donc décidé d’interpréter un traité local de 1760 de manière à conférer aux Micmacs un droit de pêche commercial, limité à ce qu’elle appelle une subsistance convenable, qui ne doit toutefois pas aller, dit-elle, jusqu’à des richesses illimitées. Il ne faut tout de même pas trop en donner. On raconte qu’après le traité de Paris de 1763, certains Micmacs, insatisfaits des concessions des Britanniques, se sont rendus sur leurs grands canots robustes capables de prendre la mer jusqu’à Saint-Pierre-et-Miquelon, les seules colonies françaises restantes dans la région, pour réitérer leur fidélité au Roi de France et réclamer son retour.  

Vingt ans après les jugements Marshall, le gouvernement fédéral ne les a toujours pas rendus pleinement opérationnels dans la région. Devant cette négligence et la résistance des pêcheurs non-autochtones à la reconnaissance de leurs droits clairement établis, certaines communautés de pêcheurs autochtones ont pris sur elles d’auto-réglementer la pêche locale, en pêchant par exemple hors de la saison fixée pour les autres. La violence a suivi. Il est évident que la solution ultime est la cogestion, assortie de compensations comme ce fut le cas ailleurs.

La responsabilité fédérale est entière, car la province n’a aucune juridiction dans cette affaire. Il n’en est toutefois pas de même de la chasse à l’orignal dans le nord-ouest québécois, sur laquelle je reviendrai la semaine prochaine.