La mémoire collective

 

Lorsque le réel bascule dans l’imaginaire, que le vrai cède la place à l’inventer et s’entoure de surnaturel pour mystifier, les légendes se créent. Les conteurs puisent à même l’histoire vécue au quotidien par des gens ordinaires, la transcendent en lui insufflant juste assez de merveilleux pour stimuler l’imagination, créer le doute. Victor-Lévy Beaulieu présente Les contes québécois, du grand-père forgeron à son petit-fils Bouscotte. Il en réécrit certains, en invente d’autres, ranimant ainsi « l’esprit de voyagerie » qui le hante depuis toujours. Pour sa part, Émile Boudreau convie aussi le lecteur à un voyage dans le temps par son autobiographie intitulée Un enfant de la grande dépression. De sa naissance au Nouveau-Brunswick en 1915 en passant par l’Abitibi, terre de colonisation, de 1936 à 1945, ce premier tome se termine en 1951, qui marque le début de la syndicalisation des travailleurs de la mine Normétal dont il a été un artisan de la première heure.

On assiste actuellement à un regain d’intérêt pour ce genre littéraire qu’est la légende. Les légendes urbaines font fureur, les internautes se prennent au jeu. Parce que la légende a sa formule. D’abord orale, puis écrite, elle provient d’un fait réel amplifié par le temps et les différents conteurs. Les paroles incantatoires confirment le surnaturel. L’auteur des Contes québécois recrée ce climat lorsque, délaissant sa table de pommier, il s’installe à la fenêtre, revêt son corps de petit enfant et reprend ou réinvente de toutes pièces les histoires que lui racontait son grand-père forgeron. L’intérêt de ces légendes, c’est que, même si certaines sont connues de tous, telles La Chasse-galerie ou Rose Latulippe, elles sont rapatriées à Trois-Pistoles et racontées dans la langue colorée des vieux de la place.

Des mots colorés, un langage vivant

Par chance, le livre contient un lexique des termes anciens ou régionaux utilisés. Par exemple dans « Malgré le gélivrage qui avait transformé nos moustaches en pains de glace, de grandes souleurs nous démanchaient le paroissien » (p. 71), lisez 0 Malgré le froid qui a avait transformé nos moustaches en pains de glace, de grands frissons nous démanchaient (excitaient) le paroissien. Ailleurs, le lecteur s’amuse goulûment d’un déluge d’expressions populaires connues comme celles-ci 0 « (...) c’est quasiment couru d’avance qu’elles (les filles du Roi) vont faire marivaudage avec un esclopé de la jarnigoine, un bêtiseux de la capine, un égarouillé du sentiment ou bedon un brosseux que deux verres de rhum dans le gorgoton t’enmorphosent en faiseux de troubles. » (p. 31) Si certains mots constituent des néologismes (entrer en racontement, égarouillé), d’autres sont obtenus par glissement de sonorité (orgueilleux / ordilleux). Tout compte fait, il n’y en a pas que pour les yeux dans ce livre, les oreilles sont aussi sollicitées. Si les yeux sont rois, les oreilles sont reines.

Un enfant de la grande dépression

Condamné au suicide est sorti en octobre. Émile Boudreau récidive presque aussitôt avec un deuxième ouvrage, Un enfant de la grande dépression lancé au Salon du livre de Montréal en novembre dernier. D’une facture bien différente cette fois, il signe une autobiographie qu’il définit comme « un exercice narcissique pour en finir avec mes vieux démons ». Émile Boudreau aime écrire. « D’abord pour me faire plaisir à moi-même », écrit-il en avant-propos, mais soyez sans crainte, ce plaisir, il sait le communiquer.

À François, à Déné, à Jos, à Marc

À 82 ans, Émile Boudreau en a long à raconter. Dans un style intimiste, il livre au lecteur sous forme de récits anecdotiques les événements de sa vie. Son extrait de naissance indique qu’il est né à Petit-Rocher au Nouveau-Brunswick, mais c’est plutôt à Alcida, petit coin reculé « dans les terres » qu’il a vu le jour en 1915. Cet endroit deviendra « par chez nous » pour ses parents qui iront s’établir en Mauricie, plus particulièrement à La Tuque, premier pays de Félix Leclerc qui sera son voisin. Émile a trois ans. C’est là qu’il prendra racine, qu’il fixera ses souvenirs d’enfants.

Émile a de qui retenir. Son grand-père, le bonhomme Déné (Denis) Boudreau comme il le nomme affectueusement, était d’une force peu commune. Coureur des bois, trappeur, bûcheron, draveur, rien n’était à son épreuve. « Une légende ! », dit-il de celui qu’il n’a pas connu. Pour son père, il a une admiration inconditionnelle car, s’il aimait beaucoup sa mère, « avec mon père, c’était autre chose. C’était plus que de l’amour. Ce que j’éprouvais pour lui était plutôt de la nature d’un culte, une très grande admiration, presque de la dévotion ». D’ailleurs, il suivra ses traces et sera tour à tour trappeur, bûcheron et colon. On est fait fort chez les Boudreau !

Bâtisseur de pays

Cet homme aime les défis. Le voilà plongé dans la Grande Dépression des années trente et c’est en Abitibi, pays de colonisation, qu’il s’installe avec sa famille et rencontre Gertrude Martin, celle qui sera la femme de sa vie. Ils se marient en 1942. C’est alors que sa vie prend forme. Aux côtés de cette femme courageuse, généreuse, qui l’encouragera sans défaillir un seul instant, il arrachera, pouce par pouce à ce pays de misère, son pain quotidien. Ingénieux, débrouillard, entreprenant, acharné, sans cesse à l’affût, car les « jobs » sont rares en cette époque de disette, il offre ses services à la mine Normétal.

Des mots adaptés, un langage vivant

Un des intérêts que présentent le récit et les anecdotes de cette période, c’est la description de la vie dans les mines, à 1800 pieds sous terre, mais aussi l’univers langagier, comme si on y était. « On va travailler sur le grizzly aujourd’hui ... », ou encore un man-way, un stoper, la cage, la muck, et bien d’autres expressions. La langue est celle du patron ; on n’a pas le choix, on doit inventer 0 « le franglais est roi ».

Un homme qui se tient debout

On est en mars 1944. Sans le savoir, c’est pour lui le début d’une autre époque mouvementée, celle qui le conduira à mettre sur pied le syndicat des travailleurs miniers de Normétal affilié au Métallurgistes unis d’Amérique appelé maintenant, les Métallos. C’est en 1952 que débute une carrière de 33 ans de syndicalisme et que se termine le premier tome de l’autobiographie d’un homme de multiples combats qui n’a jamais eu peur de se placer au centre de l’action, que l’injustice et le non-sens dressent à l’attaque, pour qui l’engagement au quotidien est le principal moteur de vie.

La mémoire collective

La mémoire collective est l’âme d’un peuple, celle qui constitue son fonds commun d’expériences, sa richesse culturelle ; elle se nourrit du réel et de l’imaginaire. Contes et légendes, petite histoire qui met en scène des gens ordinaires, ces vrais bâtisseurs de pays, permettent au réel de rejoindre l’imaginaire et de construire un monde à la mesure des gens qui l’habitent. Une nacelle à voyager dans le temps.

Émile Boudreau, Un enfant de la grande dépression

Lanctôt éditeur et Émile Boudreau, Montréal, 1998, 389 pages.

Victor-Lévy Beaulieu, Les contes québécois, du grand-père forgeron à son petit-fils Bouscotte

Éditions Trois-Pistoles, 1998, 150 pages.