La coupe-à-blanc

 

Il n’y a pas à s’étonner que la droite pure et dure se rallie derrière madame Thatcher pour soutenir la procédure d’appel du général Pinochet devant la plus haute Cour d’Angleterre.

L’Augusto chilien n’est pas un gugusse ordinaire, c’est le symbole vivant du néolibéralisme et l’incarnation de ce mal par lequel, nous assure-t-on, un bien arrive au prix d’un nécessaire calvaire.

On a toujours su que la torture assurait les dictatures. Mais qui aurait cru que la pure souffrance puisse assainir les finances? C’est pourtant le principal argument qu’invoquera la défense d’Augusto Pinochet. L’assassin d’Allende, rappelera-t-elle, a revigoré l’économie du Chili en lui chevillant des électrodes au zizi. On ne meurt plus, de nos jours, pour sauver l’humanité. On pète les plombs dans une baignoire pour amortir les surplus d’électricité.

Chaque religion a son mystère, sa musique, son jargon et ses métaphores. La langue que parle le capitalisme néosauvage est celle des abattoirs, des tortionnaires et des blocs opératoires de l’époque où la médecine charcutait à froid.

Depuis plus de vingt ans, la liturgie quotidienne du néolibéralisme est celle du Grand guignol. Du lever de la cote boursière à son coucher, on coupe, on découpe, on dégraisse, on écorche, on ampute, on saigne et on décervelle. Les figures de style des économistes s’envolent mais la glorification des équarisseurs demeure.

Lorsque le maître de cérémonie revient sur la scène pour annoncer qu’à la prochaine représentation0 Ça va faire encore plusse mal! Sa mine réjouie ne fait plus sourire. On a fini par comprendre que les Pinochet et les Thatcher de ce monde ne sont pas des métaphores. Ils font ce qu’ils disent.

Au pays du you are what you do, on est ce qu’on fait et la présente tentative du président Clinton d’instaurer une nuance entre le faire et le dire s’avère l’exception qui confirme la règle.

Le couperet

Le behaviorisme étudie le comportement de l’individu. La plus américaine des sciences aurait-elle étendu son champ d’investigation aux personnes morales que ses observateurs auraient sans doute confirmé le jugement unanime des environnementalistes. Les grandes corporations américaines sont des prédatrices qui polluent les airs et les eaux, saccagent la terre et dévastent la forêt.

Pourquoi les grandes papetières se comporteraient-elles d’une façon différente avec leurs employés? La coupe-à-blanc n’est pas qu’un geste aberrant, c’est la métaphore d’un système qui est mûr pour le cabanon. Je n’ai plus d’emploi parce que la race humaine est devenue folle, s’insurge le héros principal du dernier roman de Donald E. Westlake. On a jamais vu ça avant. Un type de direction d’entreprise qui met fin à la carrière productive d’employés productifs dans des entreprises productives.

Pour Burke Devore qui est le directeur de production d’un moulin à papier du Connecticut, la pilule est d’autant plus difficile à avaler que la fermeture de son usine est le fruit d’une fusion suivie d’une rationalisation au profit d’une filiale canadienne. La prime de séparation a été généreuse, mais le choc a été brutal pour les travailleurs. Nous étions habitués à travailler ensemble depuis des années, mais à la fin nous étions devenus des ennemis parce que maintenant nous étions des compétiteurs et que nous le savions tous. Ça se lisait sur les visages, observe le protagoniste de Westlake. Nous n’arrivions plus à croire que nous faisions encore tous partie d’une société qui est fonctionnelle.

L’histoire est banale. Sa résolution l’est moins. Dans The Ax, un tître qu’on a traduit en français par Le couperet, Westlake a inscrit son roman dans la tradition de l’humour noir de William Swift, une médecine qui préconise qu’on guérisse un mal par un mal encore plus grand. Pour réduire la famine en Irlande et empêcher les enfants des pauvres d’être à charge à leurs parents, Swift proposait d’en réserver un certain nombre pour les mettre en vente. Car, soulignait-il, à Londres, un jeune enfant bien sain, bien nourri, est, à l’âge d’un an, un aliment délicieux, très nourrissant et très sain, bouilli, rôti, à l’étuvée ou au four. Cet aliment sera un peu cher, ajoutait l’humoriste, mais il conviendra très bien aux propriétaires qui ont déjà dévoré la plupart des pères.

Une fois au chômage, Burke Devore entreprend la ronde infernale des envois de curriculum vitae et avant chaque entrevue, il s’efforce de garder le bon esprit en se rappelant qu’il est prêt à tout. Personne ne m’a invité. Personne ne me doit rien. Une jobbe, un salaire et la vie agréable de la classe moyenne ne sont pas des droits, se répète-t-il inlassablement. C’est un cadeau et je dois me battre pour le mériter. J’ai besoin d’eux et ils n’ont pas besoin de moi.

L’ex-directeur de production est un pur produit du système qui l’emploie. C’est un pragmatique. Les membres du conseil d’administration sont le problème de la société, mais il ne sont pas la solution à mon problème personnel. Si je tuais 1 000 actionnaires, quel avantage est-ce que j’en tirerais? Aucun!, estime Devore avec réalisme.

Au lieu d’attendre une offre d’emploi qui ne vient pas, le héros du Couperet décide de prendre le taureau par les cornes et de la créer. Procédant par étape, il identifie tout d’abord un poste de direction pour lequel sa candidature sera taillée sur mesure une fois que son détenteur actuel aura été éliminé.

Devore n’est pas du genre à laisser quoi que ce soit au hasard. Aussi, avant de procéder à la mise en disponibilité du poste convoité, il s’assure que sa candidature sera retenue en supprimant systématiquement la demi-douzaine de concurrents potentiels qui, à compétence égale, seraient redoutables.

Les meurtres et les victimes sont abstraits comme tous les méfaits des néosauvages. Le héros de Westlake est à l’aise dans sa peau et sa bonne conscience a des accents swiftiens. Aujourd’hui, la fin justifie les moyens. C’est la base de notre code moral, professe-t-il. La finalité de ce que j’ai fait et son but est louable. J’ai voulu m’occuper de ma famille et je veux être un membre productif de la société. Les moyens que j’ai dû employer pour y parvenir ont été éprouvants. Mais comme tous les membres des conseils d’administration, je n’ai rien à me reprocher.

Le Couperet de Donald E. Westlake, Rivages/Thriller (1998). Si vous le pouvez, n’hésitez pas à le lire en anglais sous son titre original The Axe. Le prix de vente dans l’édition Rivages est exhorbitant.