Pour en finir avec les vendeurs du Temple de la culture

 

Les signes avant-coureurs étaient évidents, aussi la nouvelle n’a étonné personne, surtout pas ceux qui espéraient la faillite de l’hebdo culturel Ici. Obnubilé par sa volonté de planter le Voir, la direction de Québécor, propriétaire des journaux Mirror et Ici, a laissé tomber le couperet. Le 26 novembre, elle a remplacé la rédactrice en chef Nora Ben Saâdoune par Jean-François Brassard, anciennement d’Échos-Vedettes. Si Mme Ben Saâdoune était loin de faire l’unanimité au sein de l’équipe, les antécédents de son successeur en disent long sur l’orientation future du cadet de notre prétendue presse alternative.

Au journal qui n’arrive pas à ébranler la mainmise du compétiteur sur le marché publicitaire, Québécor reprochait son ton «intello» et ses textes «trop longs», farcis de mots «compliqués». (Ma foi, parlait-on du Ici ou du Monde diplomatique?) Sommés de s’atteler à la production d’un Échos-Vedettes alterno qu’on doit pouvoir lire en entier dans le métro entre Square Victoria et Henri-Bourassa, les permanents de la rédaction — Mark Fortier, Nicolas Calvé, Saskia Ouaknine, Sylvain Rompré et Philippe Gajan — ont préféré démissionner en bloc.

Une question de principe

À cette deuxième crise d’identité survivent le directeur artistique, une poignée de pigistes… et le fondateur, Jean Barbe, ce grand penseur qui depuis un an tient une chronique des plus édifiantes, axée essentiellement sur ses chiens, sa blonde et son nombril. En ce qui me concerne, j’aurais pu conserver ma propre chronique, Jean-François Brassard m’y a cordialement convié. Si j’ai décliné son invitation, ce n’est pas pour contester ses aptitudes à diriger le journal, ni même la légitimité des décisions éditoriales de ses patrons, mais tout simplement pour une question de principe.

Ainsi, ceux qui avaient des choix à faire les ont fait selon leur conscience et leurs impératifs de survie0 la routine habituelle pour ma génération de pigistes surqualifiés et sous-payés. So what? Tout le monde s’en fout. Pour ma part, je déplore cette récupération par les marchands du Temple de ce qui aurait dû être pour certains des journalistes les plus compétents de la génération montante, un espace de parole. Certes, le journal n’était pas exempt de défauts — je pense notamment aux barbantes élucubrations de son bien-nommé chroniqueur-vedette. Mais, chose sûre, revampé en circulaire sur les déboires de Lynda Lemay, Ici n’aura plus rien à voir avec le soi-disant brûlot anti-«langue de bois» qu’avait pompeusement annoncé son fondateur, has-been en mal de rayonnement médiatique.

D’autres exemples 0 Voir, Lectures...

Ici n’est pas le premier journal du genre à s’éteindre ou être récupéré. Avant de se métamorphoser en catalogue à «plogues», le Voir avait une vocation résolument «à contre-courant». Depuis, combien de périodiques ont, au fil des ans, fini sous le rouleau compresseur de cette institution pseudo-libérale, prête à toutes les bassesses pour protéger son hégémonie sur le marché publicitaire? Pour mémoire, j’évoquerai seulement le mensuel Lectures [1993-95], auquel j’ai eu le plaisir de participer. Six mois après l’apparition de ce tabloïd littéraire, Voir lançait un éphémère cahier Livres, lequel n’a duré que le temps de faire disparaître son modeste rival. Depuis, pas un Salon du livre ne passe sans que les anciens de Lectures soient abordés par des nostalgiques du milieu littéraire, attristés par la disparition d’un journal que certains avaient sciemment choisi de ne pas soutenir…

Participant du même esprit mercantile, les propriétaires d’Ici ont avec la complicité insouciante de la rédactrice en chef saboté la chance, peut-être la dernière, de voir émerger à Montréal une tribune pour les voix dissidentes0 celles qui refusent le consensus; celles qui rejettent le discours des marchands du Temple aux yeux desquels la culture est un alibi, une couverture pour le commerce de médiocre vodka. Sur la scène du journalisme culturel «alternatif» québécois, on ne réfléchit pas, on a des humeurs; on n’analyse pas des lames de fond, on se pâme sur des tendances; on ne fouille pas les dossiers, on étale ses états d’âme; on ne critique pas, on encense ou descend en flammes selon l’espace publicitaire réservé. Bref, on a élevé l’ego au rang de grille d’analyse et fait du commerce la seule règle du jeu.

Plus que jamais, la scène est livrée aux branchés du sushi qui continueront l’incessant bavardage public, en éructant sur les vertus du relativisme culturel et les plaisirs de la «martinette» (néologisme signifiant télécommande). À ce qu’il paraît, on a chez la compétition célébré cette faillite en portant un toast à la perspective de mon silence. En plus de nous instruire sur leur conception pour le moins étriquée de la liberté de presse (Que ceux qui ne pensent pas comme nous se la bouclent!), ceci démontre à quel point les Jean Charest du journalisme culturel n’ont pas saisi que ce qui m’oppose à eux ne relève pas d’un conflit de personnalités ni d’une vendetta. Je n’ai rien contre Richard Martineau en particulier (que je ne connais même pas); j’en ai contre ce qu’incarnent lui et sa confrérie, à commencer par l’imbuvable Jean Barbe0 c’est à dire, la paresse intellectuelle, l’absence de convictions, la complaisance, le nombrilisme et le cynisme triomphant des pontifes du néant. Évidemment, je ne m’attends pas à ce qu’une nuance aussi subtile soit comprise par ce soi-disant franc-tireur qui, de son propre aveu, aurait «comme 57 canaux de télé dans la tête»…

En conclusion, je lève à mon tour mon verre de saké en reprenant cette phrase de Salieri dans Amadeus, mot d’ordre des faux dissidents0 «Vive la médiocrité!» Quant aux vrais, qu’ils se taisent, n’est-ce pas?