La saga de la télé-ethnique québécoise

 


La spécificité ethnoculturelle québécoise en péril



Dans la surchauffe des promesses pré-référendaires, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) accordait à toute vapeur, au coeur des vacances estivales de 1995, une licence de télé commerciale glamour à deux producteurs complaisants. La CJNT était née et avec elle la saga de la télé ethnique québécoise.

Ce qui fut présenté alors comme un geste de magnanimité et d'ouverture allait s'avérer un véritable cadeau de grec , un cauchemar pour les artisans de la télédiffusion ethnique et les communautés ethno-culturelles montréalaises et une perte inestimable pour l'ensemble de la population du Québec.

Un développement communautaire réussi

Depuis le milieu des années 70 , la télévision ethnique du Québec (TEQ), avec un signal prêté et à peine toléré par les câblodistributeurs (canal 24), s'était développée avec les moyens du bord. Héroïquement, sans commanditaires, sans soutien de Vidéotron ou de CF câble TV, alors que le financement des émissions des communautés culturelles ne pouvait reposer que sur les seules commandites des épiceries du quartier et le dépanneur du coin.

Au fil des ans, donc, une solide entreprise communautaire s'est creusée une niche viable entre les zones protégées de l'industrie médiatique capitaliste jalouse de ses grands espaces et les dédales technocratiques d'un CRTC fort plus efficace en gestes de contraintes à l'endroit des petits que des grands. Ainsi la télé-ethnique, au moment de sa dissolution en 1997, peu de temps avant la mise en ondes de CJNT, desservait 98% de la cinquantaine de communautés culturelles montréalaises, diffusait en 35 langues d'origine et comptait une trentaine de productrices et producteurs d'expérience aujourd'hui regroupés dans leur grande majorité au sein d'un syndicat, le jeune Syndicat des producteurs autonomes de la télévision ethnique du Québec (SPATEQ-CSN) , une première au Québec (sinon en Amérique) pour ce type de travailleuses et travailleurs autonomes.

En 1999, après plus de trois ans de régime CJNT, dont 18 mois d'antenne, apparaît de plus en plus clairement l'objectif politique de cette création0 contrer les effets de ce trop grand développement communautaire devenue incontrôlable dans un secteur aussi névralgique.

La fin de la télévision 100 % ethnique

Dès sa mise en ondes le 8 septembre 1997 et jusqu'à aujourd'hui, CJNT n'a embauché ou honoré sous contrat aucune productrice et aucun producteur de l'ancienne station TEQ, et ce malgré un engagement public contraire. On ne peut donc plus parler ici seulement de la fin d'une expérience humaine unique au Canada, mais d'une volonté manifeste de mise à l'écart de toute référence aux valeurs communautaires à quelque degré que se soit, même au prix pour une station de télévision naissante de devoir se priver de talents de production de première main.

D'autre part, la production locale (montréalaise ou québécoise) a été confinée à quelques novices jeux de la caméra à l'épaule et réduite au rôle de compilation d'images de remplissage. À l'inverse, les émissions significatives et signifiantes de CJNT sont produites à Toronto, Vancouver ou aux États-Unis et achetées à grands frais. Les téléromans locaux ont tous été abandonnés et remplacés par des produits d'ailleurs où forcément la réalité québécoise est absente. Même le téléroman portugais qui a obtenu la plus grande cote d'écoute de toute l'histoire de la télévison ethnique au Québec a été tout simplement ignoré et les quarante émissions manquantes reléguées aux oubliettes! Les communautés ethno-culturelles d'ici ne se reconnaissent tout simplement plus dans ces images censées les représenter.

Une vingtaine de communautés ethniques québécoises ne sont plus représentées dans la programmation, notamment parmi celles les plus intégrées à la majorité francophone , comme le souligne le président du Syndicat des producteurs autonomes de la télévision ethnique du Québec, M. Pedro Quirido, dans un des nombreux mémoires déposés par son organisation au CRTC.

En octobre 1998, CJNT acheminait au CRTC une demande de modification de sa licence aux fins de diminuer de 100% à 60% le pourcentage d'émissions à caractère ethnique et, avec les 40% restant , de diffuser des émissions non-canadiennes de langue anglaise autres qu'à caractère ethnique . Enfin la station voudrait qu'on l'autorise à mettre en ondes des films et/ou des longs métrages qui ne sont pas en langue étrangère (en plus clair, d'intégrer directement à la programmation des films anglophones et américains).

Rappelons qu'à l'automne 1997, selon une enquête rigoureuse du SPATEQ déposée au CRTC, le français n'occupait que 11,6% du temps d'antenne à CJNT alors que 30% des émissions diffusées l'étaient en anglais. Aujourd'hui CJNT, outre les langues d'origine, ne diffuse qu'en anglais. Ces modifications de licence visent donc essentiellement à régulariser une situation de fait0 la fin de la télévision à 100% ethnique comme on l'avait connu au Québec sous l'ancienne TEQ pendant plus de vingt-cinq ans et sa transformation en canal anglophone à caractère semi-ethnique non spécifiquement québécois.

Menace à la plurialité du Québec

Pour toute réponse, le CRTC, dès décembre 1998, à la veille de Noël, dans un geste sans précédent où l'offre surpasse les attentes les plus farfelues du client, annonce des audiences à travers le Canada sur un document de réflexion de son cru qui remet en question les fondements mêmes de la radiodiffusion ethnique.

L'organisme fédéral suggère en pratique ni plus ni moins que l'abandon de ses traditionnelles exigences en termes de pourcentages d'émissions à caractère éthnique et même de production à contenu canadien. En somme, c'est la politique de la double grande porte ouverte à l'anglicisation, à la fois de l'intérieur (canadian) et l'extérieur (USA). Enfin, dernier clou dans le cercueil, le CRTC propose l'intégration de la station québécoise CJNT dans un réseau national ethnique, la mutant ainsi en un simple appendice de la puissante station de télévision ethnique de Toronto-US!

Une saga qui prend de l'ampleur et dont l'enjeu est de taille, comme le souligne un mémoire conjoint du SPATEQ, de la Fédération des professionnèles et de la CSN, déposé devant le CRTC le 1er février dernier. C'est bien à la fois de la spécificité ethnoculturelle québécoise et de la pérennité du fait français dont il s'agit ici.

Bref, un brassage de cartes catégorie B qui risque, celui-là, et ce à très court terme, d'ébranler dans ses fondements la plurialité du Québec d'aujourd'hui.