Le géranium est un narcisse

 

Dès son entrée en politique, Pierre Bourque s'est agité du grelot. Je ne suis pas un politicien comme les autres, a-t-il professé tout de go, avec une candeur qu'on a prise pour de l'inconscience. Le candidat l'a répétée trop souvent pour que la phrase soit anodine et fasse uniquement référence à une différence de style. La forfanterie masque un aveu. Dire je suis hors norme c'est aussi dire je ne suis pas normal. Le futur maire en somme se disculpe par anticipation. Et vous ne pourrez pas me reprocher de ne pas vous avoir prévenus. Laisse-t-il entendre en sourdine.

L'ancien directeur du Jardin botanique n'a pas tout révélé mais par devers lui-même, il n'a rien caché. Il n'est pas comme les autres et les 175 207 voix qu'il obtient aux élections de 1994 lui donnent raison avant de lui donner le pouvoir. Je suis l'homme politique qui jouit de la plus grande légitimité populaire au Canada, carillonne-t-il au lendemain de sa victoire, dans l'esprit du nouvel élu, les Montréalais l'ont endossé et accepté tel qu'il est. Mais qui est-il?

La bourquerie

Dans toute l'histoire de Montréal, Pierre Bourque n'est pas le seul dont on ait publiquement remis en question l'état de santé mentale. La taverne, la presse et l'université sont d'accord sur un point. Bourque? C't'un cas! Assez atypique pour que sa singularité provoque les caricatures et les mises au pilori. Dans le cafouillis de la dernière campagne électorale municipale, Les deux Bourque0 côté cour, côté jardin sont passés inaperçus et le livre d'Alain Chanlat n'a pas eu l'effet dissuasif escompté.

Le maire qui n'est pas comme les autres a été reconduit dans ses fonctions et sa réélection lui a refait, du jour au lendemain, une virginité politique qui semble aujourd'hui l'exonérer du bilan unanime d'incompétence et d'incohérence qu'a entraîné son premier règne. Dans ce contexte, la pertinence d'un ouvrage qui étudie la bourquerie n'en est que plus grande. Deux Bourque ne sont pas de trop pour élucider le mystère d'un Géranium.

Un nouveau phénomène scientifique

Alain Chanlat est professeur de gestion aux HEC depuis 1967. Au début des années 90, il croit identifier en Pierre Bourque un nouveau phénomène scientifique, le dirigeant de métier humaniste, l'oiseau de paradis dans un champ de moutarde. Pour un théoricien, la possibilité de provoquer l'élaboration d'un nouveau modèle de gestion est une occasion aussi rare qu'inespérées. Chanlat n'hésite pas. Il troque sa recherche in vitro pour une expérience in vivo.

Le consultant se fait conseiller et joue dès lors un rôle politique de premier plan dans la création de Vision-Montréal et l'orchestration de la campagne électorale de celui que Chanlat présente en 1994 comme le candidat idéal tant comme gestionnaire, ex-fonctionnaire et dirigeant que comme entrepreneur, esprit novateur et homme de projets. Les Grecs s'étaient contentés de moins pour Périclès.

Comment ai-je pu me leurrer à ce point? se demande Alain Chanlat aujourd'hui. L'auteur en convient lui-même. Son livre ne fait que confirmer ce que la presse a deviné mais les deux Bourque ont la crédibilité et l'indéniable poids du témoignage de première main.

Nous avons engendré un monstre

La lune de miel a été brève. Jusqu'à l'ouverture de la permanence de Vision-Montréal au Palais du commerce. Pierre Bourque entretenait des relations égalitaires avec son équipe, se souvient son ex-conseiller, mais une fois assis dans le fauteuil imposant qu'il a exigé pour son usage personnel, il ne cesse de répéter à ses collaborateurs que la seule personne qui compte dans un parti politique, c'est le chef.

Le soir de son élection à la mairie, la plupart des artisans de la victoire de Pierre Bourque ne sont pas loin d'endosser le verdict de Monique Bruneau qui a abandonné la direction des communications à mi-campagne0 J'ai bien peur que nous ayons engendré un monstre!

Au lendemain de son triomphe, il semblait avoir changé sa manière de marcher au point de se déplacer le buste gonflé et le ventre en avant, note Chanlat qui va demeurer dans l'entourage du maire Bourque pendant toute la période où la nouvelle équipe s'installe à l'hôtel de ville.

Conseiller le premier magistrat s'avère une tâche quasi impossible. Il n'est pas mal entouré, écrivait Jean V. Dufresne à l'époque, il n'est pas entourable. Il va de soi que le métier de maire est sans commune mesure avec celui de directeur du Jardin botanique. Lorsque Chanlat le lui rappelle, Bourque sort de son pot. Es-tu en train de faire mon procès ? lui lance-t-il avec irritation. Il y a grelot sous le bonnet.

C'est moi le maire !

Le nouvel élu est une plante dont la fleur solitaire ne s'ouvre qu'à l'éloge et la flatterie. Son post mortem de la campagne électorale s'est résumé à une phrase0 je ne dois rien à personne! Quant à sa politique pour le futur de la métropole et de son administration, elle s'incarne en sa personne. Dans la bouche de Pierre Bourque, C'est moi le maire! est le point final de toute discussion.

Pour lui, même si la presse ou d'autres milieux le contestent, cela fait partie du sort des dieux, constamment et héroïquement confrontés à l'incrédulité et aux jérémiades des petits mortels, estime Omar Aktouf, un collègue de Chanlat. Nous sommes devant une illustration vivante de ce que peut donner la double emprise des fantasmes d'immortalité et de toute puissance.

Le géranium est un narcisse qui a besoin de s'attribuer tous les mérites comme c'était la règle au Jardin botanique. Qui se souvient de l'architecte paysagiste japonais, du concepteur du jardin de Chine ou du créateur de l'insectarium?

La désillusion d'Alain Chanlat s'apparente à l'effroi que ressent le docteur Frankenstein lorsque sa créature prend vie sous ses yeux. Dès qu'il a planté son fauteuil dans l'ancien bureau du roi Jean, Pierre Bourque s'emploie à faire le vide autour de lui et à se débarrasser systématiquement de tous ceux qui l'ont aidé ou qui ont cessé d'être utiles.

Je ne dois rien à personne! Rabâche-t-il obsessivement avec la morgue et l'autosuffisance d'un nouveau père Ubu. À la trappe toutes les éminences grises! Et sous la première administration Bourque, la trappe fonctionne comme la guillotine sous la Terreur.

Dans un premier temps, elle dispose des collaborateurs de la première heure, puis des amis et des conseillers qui restent et ensuite des membres de son équipe politique. Laquelle n'avait ni protection, ni contrat, souligne amèrement Alain Chanlat, puisque Pierre Bourque fonde sa relation avec ses proches sur l'amitié, l'éthique et la parole donnée. L'œuvre d'épuration du maire n'épargne personne et à la fin de son premier mandat, la trappe a réussi l'exploit de placer son propre parti en minorité au conseil municipal.

Les deux Bourque en somme n'en font qu'un qui est toujours le seul à ne pas être surpris par son succès. Géranium Ier le si bien nommé est un narcisse de terrain. Le plaisir qu'il éprouve à distribuer des poignées de main a quelque chose en commun avec celui que Jean Doré semble ressentir lorsqu'il prend la parole en public, relève Chanlat qui n'aurait jamais cru être amené un jour à faire cette comparaison. Dans ces occasions, comme lors des visites sur le terrain qu'il affectionne tant, Pierre Bourque cherche la confirmation qu'il existe dans les yeux de ses admirateurs.

Dans ses recherches sur ces malades qui nous dirigent, le professeur Chanlat a pu identifier quatre types pathologiques0 le technocrate fossoyeur d'institution, le pseudo-entrepreneur, le magouilleur et le dirigeant d'opérette. Il peut maintenant ajouter un cinquième à sa liste0 le narcissium hystericum.

Les Deux Bourque0 Côté cour, côté jardin, Grandeurs et misères du métier de dirigeant, Alain Chanlat, les Presses de l'Université Laval, 1998.