De Groulx à Falardeau

 

La postérité spirituelle de Lionel Groulx (1878-1967) est des plus surprenantes. Si le prêtre historien compte parmi ses disciples des hommes de droite comme Jean Éthier-Blais et Jean-Marc Léger, il a eu néanmoins comme amis et admirateurs Michel et Simonne Chartrand, dont il a béni le mariage et baptisé tous les enfants. Et aujourd'hui, Pierre Falardeau se porte à sa défense... Que de monde sous la soutane du chanoine !

À l'heure actuelle, Groulx, bêtement attaqué, attire la sympathie de plusieurs indépendantistes bien intentionnés, mais souvent mal renseignés. Il faut dire, à leur décharge, que le cas de Groulx est fort compliqué. Dans son œuvre verbeuse, le bon se mêle au mauvais et les contradictions foisonnent, au point de nous donner le vertige. Et l'avenir du groulxisme laisse quelque peu songeur. Imaginez ! ce sont les Anglais qui assurent à ce nationaliste d'un autre âge une popularité posthume ! L'anachronisme de l'empire britannique rencontre magnifiquement l'anachronisme de la pensée de Groulx.

Groulx, le prêtre papiste, voilà l'ennemi !

Les Anglais, de plus en plus mythiques en Amérique, détestent ce maître à penser, du moins depuis sa mort, et ne se gênent pas pour le traîner dans la boue. Ils pensent curieusement qu'il est, avec de Gaulle, l'un des deux fondateurs du séparatisme québécois, comme si nous avions été incapables de trouver, par nous-mêmes, une telle idée et qu'il fallût que l'Église romaine et la France nous l'imposassent. Pour les Anglais, notre indépendantisme ne peut être qu'un épouvantail papiste qui porte la soutane. Ils veulent à coup sûr oublier Papineau, libre penseur avant-gardiste qui ébranlait leur bonne conscience protestante. Ils évitent même de s'en prendre à René Lévesque. Groulx, le prêtre papiste, voilà l'ennemi !

Mais les Anglais n'existent guère plus au Québec, du moins les Anglais victoriens, formés à l'école de Macaulay. Ils sont remplacés par les êtres étranges qu'ils se sont créés 0 William Johnson, ex-catholique aux racines irlandaises et canadiennes-françaises ; Mordecai Richler, Juif de Montréal qui chercha longtemps la gloire littéraire à Londres ; Esther Delisle, intellectuelle bien de chez nous qui a un je ne sais quoi de typiquement beauceron. Ce sont ces drôles d'Anglais qui s'acharnent sur un pauvre homme, pathétique, opiniâtre et dépassé, qu'on devrait laisser en paix dans l'ombre de la petite histoire.

Indépendantiste de cœur et fédéraliste de raison

À moins, bien sûr, de s'appeler Julien Goyette, de préparer une thèse de doctorat sur Fernand Dumont, de pratiquer vaillamment l'archéologie des idées québécoises et de faire preuve de la belle neutralité de l'érudit. Goyette a publié, dans la Bibliothèque québécoise, une intéressante anthologie des trop nombreux écrits de Lionel Groulx. On y trouve des textes qui montrent que Groulx était à la fois indépendantiste de cœur et fédéraliste de raison, à une époque où une telle ambivalence était une audace, pas encore une niaiserie. En 1937, le petit abbé pouvait bouleverser beaucoup de monde en s'écriant dans le même discours 0 La Confédération, nous en sommes et notre État français, nous l'aurons !

Que Groulx ait été l'incarnation même de l'Église québécoise, seuls les anglo-protestants et leurs émules aiment le penser. En fait, la majorité de notre bas clergé était bonne-ententiste et les évêques prêchaient la concorde d'une voix unanime. Groulx sortait des rangs en critiquant l'impérialisme britannique.

Groulx et l'Amérique française

Mais il le faisait avec une hauteur, une feinte et une emphase empruntées aux Français, dont il fut paradoxalement l'un des premiers à dénoncer, à l'occasion, le colonialisme culturel. Notre littérature sera canadienne ou elle ne sera pas ! s'exclamait-il dès 1912 ; mais, du même souffle, il disait 0 ... ô littérature de Corneille, de Racine, de Molière, de Boileau, de Pascal, de Bossuet, nulle plus que toi n'est... canadienne ! Sa doctrine littéraire n'était pas plus claire que sa pensée politique.

Esprit sinueux, passéiste, dissimulateur, secrètement tourmenté, Groulx contribua grandement à occulter l'importance, dès le début du XIXe siècle, de notre lutte contre la domination britannique en idéalisant l' empire français d'Amérique, que nos ancêtres, sans trop le savoir, avaient fondé au XVIIe siècle. En s'évertuant à accomplir l'ambitieuse mission à laquelle il se voyait prédestiné, il négligeait quatre petits détails. D'abord, si cette hégémonie continentale a existé, c'était grâce à nos alliances avec les Amérindiens ; en réalité, cet immense territoire était amérindien et canayen avant d'être français. Ensuite, ce territoire n'était occupé que par une poignée de Blancs qui, fort dispersés, ne pouvaient y assurer la souveraineté de la France. Troisièmement, il fut, en partie, conquis par les Anglais et, en partie, vendu aux Américains. Enfin, il fut, à l'exception du Québec, véritablement peuplé et développé par les Anglo-Saxons et les nombreux immigrants de tous pays qu'ils assimilèrent.

Quand Groulx exalte les héros de la Nouvelle-France, il nous ennuie. Il est infiniment plus touchant lorsqu'il nous parle de son propre père, Léon Groulx (1837-1878), mort l'année même de sa naissance. Mon père, écrit-il dans ses mémoires, était un pauvre enfant donné à l'âge de cinq ans, à une famille d'étrangers... Le petit donné n'eut pas la chance de fréquenter l'école. À dix-huit ans... le pauvre garçon partait pour les chantiers de la Mattawan... À vingt-huit ans... il partait pour les États-Unis, travailler à la fabrication de la peinture dans les fours du New Jersey. Ah ! l'Amérique française !

La folie des grandeurs

Groulx n'arrête pas de célébrer notre grande aventure, notre mission apostolique, notre mystique nationale. La folie des grandeurs, qui souvent l'aveugle dans sa vision historique, donne aujourd'hui l'impression que sa trop fameuse méfiance envers les Juifs a quelque chose de terrible, alors que celle-ci n'est qu'un élément très accidentel de sa pensée, une scorie fréquente, à l'époque, aussi bien chez les catholiques que chez les protestants. Mais cette scorie, qui n'avait rien de hitlérien, lui collera toujours à la peau, malgré toutes les preuves de son caractère microscopique; car le culte naïf de la puissance, qu'on trouve au cœur du groulxisme, est un beau gâchis qui donne à des termes tolérés, sinon admis, avant 1945, comme le mot race au sens de nation, un accent impérieux, choquant, qui transcende les époques et les dictionnaires.

Mais il arrive à Groulx d'avoir des éclairs de génie. Tout en restant profondément croyant, il constate, au début des années soixante, le vide de la pensée au Québec et met en cause une sorte d'angélisme, le plus irréel des catholicismes, un catholicisme d'astrologues sans prise sur la jeunesse. Pour remédier à cette religion désincarnée, il se tourne notamment vers Teilhard de Chardin, le jésuite progressiste qui, par sa mère Berthe-Adèle de Dompierre d'Hornoy, descendait, en ligne collatérale, de Voltaire en personne.

Falardeau prend de nouveau la défense de Groulx

Pierre Falardeau a des références bien plus simples et ne coupe, quant à lui, jamais les cheveux en quatre. Dans son dernier livre, Les bœufs sont lents mais la terre est patiente, il prend de nouveau la défense de Groulx. À qui l'accuse de groulxisme, il répond d'un air matois 0 ... de quel Groulx s'agit-il ? De Lionel Groulx, l'historien de droite, ou de Gilles Groulx, le cinéaste de gauche ? Dans les deux cas, au-delà de la gauche ou de la droite, ce qui m'intéresse d'abord et avant tout, c'est le discours anticolonialiste et anti-impérialiste des deux hommes.

Falardeau vise juste, mais il vise toujours la même cible. Personne ne m'émeut plus que cet homme entier lorsqu'il parle d'indépendance, et je suis comblé 0 il en parle tout le temps. Mais les nécessités de la politique l'empêchent sans doute d'avoir une vue d'ensemble de l'œuvre de Groulx. Tant mieux pour lui ! Falardeau ne manque pas grand-chose.

On entre dans l'œuvre de Groulx, on longe péniblement le dédale et on n'en sort guère plus avancé. Un léger étourdissement, et c'est tout. Comme s'il s'agissait des livres des maîtres de l'heure 0 John Saul et Charles Taylor.

Lionel Groulx, Une anthologie, textes choisis et présentés par Julien Goyette, Bibliothèque québécoise, 1998.

Pierre Falardeau, Les bœufs sont lents mais la terre est patiente, VLB, 1999.