Le mythe des frères fondateurs

 

Jusqu'à ce que Gilles Duceppe prenne la parole dans ce qu'il croyait être un bien-cuit et proclame l'Immaculée conception de la Confédération au dernier congrès national du Bloc québécois, les circonstances de la naissance du Dominion of Canada faisaient à tout le moins l'objet d'un consensus.

Personne n'a jamais sérieusement remis en question que la Puissance du Canada-c'est la traduction officielle-a été conçue par un chemin de fer au nom prédestiné, le Grand Tronc, et que son accouchement a été mené à terme par deux fondés de pouvoir, qu'on nomme en ce sens pères fondateurs, qui, pour leur part, étaient deux demi-frères, jumeaux en tout, frères dans le crime et frères dans la magouille, le patronage, l'arrivisme et la duplicité.

Cartier et Macdonald

En 1838, pour sauver sa peau et sa pratique d'avocat, George-Étienne Cartier n'a pas hésité une seconde à renier ses compagnons d'armes patriotes et son ami Chevalier de Lorimier. En 1885, même si tous les chiens du Québec aboyaient, John A. Macdonald n'a eu aucun scrupule à faire pendre Louis Riel pour s'assurer les voix de ceux qui jappaient le plus fort, les chiens orangistes de l'Ontario.

Avides et cupides, Cartier et Macdonald sont deux chevaliers d'industrie qui se reconnaissent bessons sans jamais cesser de se tenir à l'œil et de se méfier l'un de l'autre.

Le canayen n'est pas encore assez French canadian pour se leurrer sur la loyauté personnelle ou politique de son jumeau écossais. Macdonald est un saoûlon magnifique qui ne s'est jamais senti lié par une parole donnée entre deux vins.

En 1886, au moment où la Chambre des Communes de Westminster procède à l'adoption de la nouvelle constitution, Cartier a veillé à ce que lui ou son collègue Hector Langevin soient toujours présents à Londres. Cartier préfère être prudent. Il craint que Macdonald ne profite de leur absence pour refiler son projet d'union législative aux Britanniques plutôt que la confédération acceptée par le parlement d'Ottawa et les Provinces. Ses appréhensions étaient prémonitoires puisqu'à peu de chose près, le projet du vieux Mac c'est le fédéralisme centralisateur, assimilateur, paternaliste, uniculturel et univoque que pratique l'actuel gouvernement Chrétien.

Aux élections de 1872, malgré une contribution électorale de 350 000$ de Sir Hugh Allan, Cartier est battu dans Montréal-Est. De la somme, il s'est réservé 85 000$ et Macdonald a touché sa quote-part mais lorsque la Chambre apprend qu'un promoteur a financé la campagne des conservateurs pour obtenir le contrat du chemin de fer du Pacifique, le jumeau écossais tire son épingle du jeu et laisse Cartier porter le large chapeau du scandale tout seul.

Sir George-Étienne en est sûrement peiné mais il n'est pas étonné. Lui et Sir John ont toujours su qu'ultimement, c'était chacun pour soi. L'image de ces deux frères de raison, jumelés par la nécessité et jumeaux par intérêt demeure à ce jour la métaphore du Canada des pères fondateurs qui, au sujet des pots-de-vin, auraient pu en apprendre aux Turcs. Le commentaire est d'un magnat du chemin de fer qui avait évalué qu'on pouvait acheter tout le parlement pour 25 000 livres.

Les frères siamois de John Saul

Récemment, l'écrivain canadian John Saul a fait une crise d'identiticité, une maladie de l'identité nationale dont les symptômes ont été observés la première fois chez George-Étienne Cartier lorsqu'il s'est défini de plus en plus comme un anglais qui parlait français.

Sans aller jusqu'à se prendre pour un français qui parle anglais, John Saul est néanmoins atteint d'une forme plus contemporaine du délire identiticitaire qui pousse le délirant à croire que l'Ontarien est un Québécois qui s'ignore et inversement que le Québécois est un Ontarien qui se refoule. Bref, que l'un et l'autre sont moins différents qu'ils le prétendent et plus pareils qu'ils le souhaitent.

Fort de son expérience identiticitaire, John Saul s'attaque à la métaphore originelle des frères fondateurs et s'applique à la remplacer par une nouvelle métaphore des relations entre les canadians et les québécois, celle des frères siamois, deux jumeaux dans un même corps qui ne peuvent pas vivre l'un sans l'autre.

Lors des dernières élections québécoises, la publication des Frères Siamois chez Boréal a servi de prétexte pour permettre à son auteur d'intervenir dans la campagne et de prêcher sur toutes les tribunes son fédéralisme identiticitaire à un tronc à deux têtes.

La Fontaine et Baldwin

Chez Saul, le couple Cartier-Macdonald est remplacé par le couple politique qui l'a précédé dans le temps, celui des pères fondateurs de l'Union de 1840 dont ils furent co-premier ministres, La Fontaine et Baldwin. Si Louis-Hippolyte est indubitablement le père spirituel de George-Étienne, Robert n'entretient aucun lien de parenté caractérielle ou politique avec John.

Pour établir la gémellité, le métaphoricien canadian s'appuye sur une convergence politique 0 le Bas-canadien et le Haut canadien sont des réformistes. Une complémentarité stratégique 0 au combat de La Fontaine pour la reconnaissance de la langue française, Baldwin répond par un appui inconditionnel et inusité au biculturalisme. Un geste fraternel 0 Lorsque La Fontaine est défait au Bas-Canada, Baldwin lui offre un siège à Toronto et La Fontaine lui remet la pareille en Gaspésie quand Baldwin est battu à son tour dans sa circonscription du Haut-Canada. Et une coincidence finale 0 en 1851, Baldwin et La Fontaine ont remis leur démission et quitté définitivement la politique le même jour. C'est peu pour être jumeau et nettement insuffisant pour être siamois.

L'enfer des métaphores est pavé de bonnes intentions et de voeux bien pensants. Même après un examen sommaire du caractère des personnages eux-mêmes, il semble évident que le couple paradigmatique de John Saul prouve exactement le contraire de sa thèse identiticitaire.

La Fontaine est un travailleur né. Il a une bonne mémoire et tout jeune, c'est déjà une grosse tête, une forte personnalité et un esprit contestataire qui ne prise ni la philosophie, ni la poésie, ni le roman. Agressif, turbulent et anticlérical avant la Répression de 1837, il en émerge pragmatique. Il a fait un mariage avantageux et s'est mis riche. C'est un gros propriétaire foncier.

Costaud, d'une taille au-dessus de la moyenne, forte, pleine et massive, sa grande fierté est de ressembler à Napoléon Bonaparte. Il se peigne comme lui et met les deux doigts à sa veste. Pour Hippolyte La Fontaine, le patronage c'est le pouvoir et le gouvernement responsable, c'est une réalité profitable dont il se réserve la distribution des postes de juges, de conseillers, d'inspecteurs, de capitaines et de commis. S'il en est venu au nationalisme, c'est par la force des choses 0 le seul levier politique d'une minorité, c'est de voter en bloc.

À quarante ans, ses cheveux sont blancs et son air distant passe pour du désintéressement. La seule personne a avoir entretenu des relations avec lui a été Baldwin dont il a été l'ami et le confident.

De santé délicate, mélancolique et d'un équilibre mental fragile, le jeune Baldwin, pour sa part, écrit des poèmes. Il idéalise les femmes et rêve d'un amour parfait qu'il va trouver pour le perdre après neuf ans de mariage. Morte, sa femme deviendra progressivement pour lui plus réelle que les vivants.

Robert Baldwin est l'un des hommes les plus riches du Haut-Canada. C'est un grand jack qui a le dos voûté, le teint blême, les yeux morts et l'air d'un entrepreneur de pompes funèbres. Admiré pour son honnêteté, son intégrité et son désintéressement, il n'en demeure pas moins un orateur trop désintéressé pour être intéressant.

Empreint d'une passion toute britannique pour la liberté et la justice qu'il traduit -ce qui l'est beaucoup moins- par un souci d'équité envers les Canadiens-français, Baldwin n'a aucun sens de la pratique politique. Il lui arrive d'avoir à retirer des lois qu'il a soutenues sans les avoir lues et de tous les aspects de l'exercice du pouvoir celui qui apparaît le plus désagréable est le favoritisme.

Après la mort de sa mère, en 1851, Robert Baldwin quitte la vie publique et sombre définitivement dans la dépression. Il s'enferme chez lui pour attendre la mort en lisant et en relisant les lettres de sa femme. Elles seront enterrées avec lui. En plus d'avoir demandé que le cercueil de sa chère Elizabeth et le sien soient enchaînés l'un à l'autre, la plus étrange des dernière volontés de Baldwin a été qu'une fois décédé, une incision lui soit faite dans la cavité de l'abdomen, d'une extrémité à l'autre des deux tiers de la linéa alba. On nage en plein délire identiticitaire. C'est la césarienne qui a causé la mort de sa femme.

Si Baldwin et La Fontaine sont frères, c'est en solitude, leur esseulement est abyssal, et si leur jumelage doit se traduire en une métaphore, de toute évidence, c'est celle des deux solitudes de Hugh MacLennan.

Il n'en reste pas moins que si John Saul s'est gourré sur le contenu de son livre, il ne s'est pas trompé sur le titre. La métaphore identitaire des frères fondateurs a effectivement été remplacée dans la conscience collective par celle des frères siamois, lesquels ont été incarnés par un couple schizophrénique à deux têtes, Pierre & Elliot, et un tronc, Trudeau.

Pierre & Elliot Trudeau sont frères et jumeaux, bilingues, biculturels, bisexuels et bissextiles lorsqu'ils démissionnent. N'en déplaise à John Saul, c'est le dernier état de la métaphore du Canada.