Comment les frères Lemaire ont volé leur fonds de pension

 


Le cas des travailleurs licenciés de Norampac



Dans le dernier numéro de l'aut' journal, nous avons décrit la fermeture sauvage de l'usine Norampac du Groupe Cascades dans l'est de Montréal qui mettait à pied 126 travailleurs syndiqués. Rappelons que la machinerie a été démontée, déménagée et remontée à l'usine de Drummondville de Cascades, une usine non-syndiquée où les conditions de travail sont régies par le décret du carton. Au même moment, Bernard Lemaire, pdg de Cascades, préside le Groupe de travail du gouvernement sur l'allégement réglementaire qui propose l'abolition des décrets, dont celui du carton! Dans l'article qui suit, Sylvain Charron, militant syndical et fiscaliste, rend compte du cauchemar que vivent ces travailleurs depuis qu'ils ont pris connaissance des conditions de leur fonds de pension. (NDLR)

Marcel Mongrain, 49 ans, marié, père de deux enfants, travaillait depuis 1967 à l'usine de Pointe-aux-Trembles et participait au fonds de pension depuis sa création en 1971. Après plus de trente ans de service, il recevra, s'il accepte le projet d'entente convenu entre l'employeur et son syndicat, un montant forfaitaire de 36 188 $. Sur ce montant, les cotisations hebdomadaires de M. Mongrain représentent 29 497 $ et la part de l'employeur seulement 6, 691$, soit un maigre 18% du total. Pourtant, pendant la trentaine d'années qu'il a été employé chez Norampac, on lui a toujours dit, tant du côté patronal que syndical, que, pour chaque dollar qu'il mettait dans le fonds de pension, l'employeur mettait un dollar. Comment a-t-on pu le voler ainsi?

Le cas de M. Mongrain n'est pas unique. Pour la cinquantaine de travailleurs ayant accumulé plus de 25 ans d'ancienneté au moment de la fermeture de l'usine, la retraite anticipée était un choix logique. Mais aujourd'hui, ils se sentent floués et maintenant que leurs prestations d'assurance-emploi s'épuisent, ce sera plutôt l'aide sociale. Pour expliquer leur situation, il faut comprendre le fonctionnement des fonds de pension.

Deux catégories de fonds de pension

Il y a deux grandes catégories de fonds de pension, soit les fonds à cotisations déterminées et les fonds à prestations déterminées. Dans les premiers sont amassées les cotisations patronales et personnelles des travailleurs jusqu'au moment de leur retraite. Cette catégorie de fonds est semblable aux régimes enregistrés d'épargne retraite (REER). Le risque économique d'une rente suffisante au moment de la retraite est transféré dans les mains du travailleur, puisque le montant de sa rente dépend uniquement de la valeur de son capital accumulé au moment de la retraite (cotisation + rendement).

Par contre, les fonds à prestations déterminées fixent à l'avance le montant de la rente que recevra le travailleur au moment de sa retraite. Des calculs actuariels déterminent les montants devant être versés à chaque année pour qu'à l'échéance les rentes promises puissent être versées. Normalement, les cotisations des travailleurs sont fixes, tandis que celles de l'employeur doivent combler la différence entre le montant déterminé par l'actuaire et le montant des cotisations versées par les travailleurs.

Avant les modifications apportées à la loi sur les fonds de retraite en 1990, cette modalité avait cependant un effet pernicieux dont très peu de travailleurs se méfiaient. Qu'advenait-il si les cotisations seules des travailleurs suffisaient à payer les rentes promises? L'employeur s'en sauvait sans verser un sous au fonds de pension! Cette situation ridicule et offensante avait cours chez plusieurs employeurs au Québec et Norampac en a largement profité. En 1990, le gouvernement du Québec a modifié la loi sur les régimes de retraite pour forcer l'employeur à verser des cotisations minimales à chaque année.

120 000 $ de différence pour un an

Lors de la terminaison d'un fonds à prestations déterminées, comme dans le cas d'une fermeture d'usine, les travailleurs âgées de 55 ans et plus reçoivent un montant forfaitaire équivalent à la valeur actuarielle de la prestation acquise qui inclut notamment la contribution de l'employeur nécessaire pour permettre aux employées de prendre une retraite anticipée dès l'âge de 55 ans.

Dans le cas des travailleurs de 55 ans et moins, le montant forfaitaire n'inclut aucune contribution de l'employeur pour une retraite anticipée. À lui seul, ce facteur peut provoquer des différences très substantielles dans les montants forfaitaires calculés lors d'une terminaison de fonds de pension. Par exemple, un travailleur de 54 ans, ayant accumulé 30 années de service, pourrait recevoir un montant forfaitaire approximatif de 60 000$. Si le même travailleur avait atteint l'âge de 55 ans, le montant forfaitaire serait approximativement de 180 000$.

Chez Norampac, seulement 12 travailleurs parmi les 126 licenciés avaient plus de 55 ans au moment de la fermeture de l'usine. La stratégie patronale a donc permis la réalisation d'économies substantielles sur le dos des travailleurs.

L'impact limité des changements législatifs de 1990

Les modifications apportées à la loi en 1990 amendaient les droits à la pension uniquement pour les années postérieures à 1990, sans affecter les droits à la pension accumulés avant 1990. Une des modifications notables consistait à forcer les employeurs à une contribution minimale au fonds de pension. Ainsi, même si les cotisations des travailleurs étaient suffisantes pour financer les rentes promises jusqu'à l'âge de 40 à 45 ans, l'employeur devait quant même cotiser au fonds de pension. Malgré toute cette modification ne réglait en rien la problématique que vivent actuellement les travailleurs de Norampac pour les années antérieures à 1990.

Revenons au cas de Marcel Mongrain. Du montant forfaitaire de 36 188 $ qu'on veut lui verser, il y a 19 643 $ qui représentent la valeur totale de sa participation pour les années antérieures à 1990. Cela représente uniquement la somme des cotisations versée par M. Mongrain puisqu'elles étaient suffisantes, selon l'actuaire, pour assurer le paiement de sa rente à 55 ans. Autrement dit, pendant plus de 18 ans, l'employeur n'a versé aucune contribution dans le fonds de pension au bénéfice de M. Mongrain.

Pire encore, même si l'employeur avait versé des cotisation au fonds de pension avant 1990, elles n'auraient pas été acquises par les travailleurs qui ne comptaient pas 10 années de participation au fonds de pension et qui n'étaient pas âgés d'au moins 45 ans au moment de la terminaison du régime. Heureusement, la loi de 1990 a réduit cette exigence à un minimum de deux années de participation.

Pour la période après le 1er janvier 1990, la valeur de la participation de M Mongrain se monte à 16 545$, dont plus de 9 854$ provenant de ses propres cotisations. Si l'on soustrait, à la valeur totale et finale du montant forfaitaire de 36 188 $, la participation de M. Mongrain pour toutes ces années, on réalise que l'employeur n'a versé que 6 691$, soit moins de 18%. Et n'eût été du changement législatif de 1990, l'employeur aurait pu s'en tirer sans jamais effectuer aucune contribution au fonds de pension !

L'incroyable gestion du comité de retraite

Une autre modification à la loi des fons de pension, en 1990, devait permettre aux travailleurs de jouer un rôle plus actif dans l'administration du fonds de pension. Ainsi, l'administrateur légal du fonds de pension, soit le Comité de retraite, doit maintenant obligatoirement comprendre des représentants des travailleurs. Rien de plus normal si l'on considère que les travailleurs contribuent autant sinon plus que l'employeur et que les fonds de pension existent pour leur bénéfice.

Malheureusement, à Norampac comme dans la plupart des comités de retraite, le nombre de représentants patronaux était supérieur au nombre de représentants des travailleurs avec les résultats que l'on devine lorsqu'il s'agissait de passer au vote. D'ailleurs, le tableau des rendements remis aux travailleurs au cours des quatre dernières années l'illustre de façon éloquente (voir tableau).

Il est absolument incroyable de constater que, pendant ces cinq années, les travailleurs ont assumé les risques inhérents à différentes catégories de placements ( actions, fonds mutuels, obligations, etc. ) sans pour autant bénéficier des rendements réalisés par le fonds de pension constitué de leurs cotisations.

Comment pouvait-il en être ainsi? Simplement parce que le Comité de retraite, à majorité patronale, s'est prévalu d'une disposition de la loi permettant au comité de ne verser comme rendement que le taux offert par les institutions financières sur les dépôts à terme de cinq ans. Comme les taux n'ont jamais été aussi bas au cours des dernières années, cette disposition permettait la conservation des rendements excédentaires dans le fonds de pension, diminuant d'autant les obligations éventuelles de l'employeur.

Au cours des cinq dernières années, cette mesure a privé M. Mongrain d'un rendement de plus de 10 000$. Ce montant serait même de beaucoup supérieur si l'on tient compte du fait que le rendement du fonds pour l'année 1998 n'est pas représentatif du rendement moyen obtenu par les autres fonds de pension étant donné que le comité de retraite a choisi, à l'annonce de la fermeture de l'usine, d'investir la totalité des actifs du fonds dans des titres du gouvernement fédéral à rendement faible. Pourtant, la même philosophie de placement qu'au cours des années précédentes aurait permis au fonds de pension de réaliser un rendement de plus de 10%.

Tableau

Année Rendement de la caisse Rendement remis au travailleur Écart

1994 6.79% 6.68% 0,11%

1995 15.6% 0,5% 11.6%

1996 16.8% 5.33% 11.47%

1997 10.7% 4.56% 6.13%

1998 0,5% 4.25% 0.75%

L'assemblée annuelle du fonds de pension0 une mascarade

La loi de 1990 prévoit la tenue obligatoire d'une assemblée annuelle du fonds de pension. Lors de cette assemblée, le comité de retraite rend compte de son administration en y présentant les états financiers ainsi que le rapport actuariel. Chez Norampac, le dernière assemblée du fonds de pension remontait à plus de deux années. Le manque de rigueur des responsables du fond de pension a obligé M. Mongrain d'exiger la tenue d'une assemblée annuelle ainsi que la remise des documents inhérents à l'administration du fonds de pension tel que le permet la loi.

Devant l'absence de réponse du comité de retraite, M Mongrain a décidé de déposer, tel que le permet la loi, une plainte auprès de la Régie des rentes du Québec. La Régie a donné raison à M. Mongrain et a rappelé à l'ordre le comité de retraite, en lui indiquant les pénalités prévues par la loi. Les documents obtenus ont permis aux travailleurs de se préparer pour l'assemblée annuelle qui a eu lieu le 21 août dernier.

Cette assemblée s'est avérée n'être qu'une mascarade de l'employeur destinée à promouvoir l'entente signée entre le Syndicat national et la compagnie Norampac relativement à la fermeture de l'usine.

Pour en arriver à leurs fins, la compagnie a profité de la faiblesse économique des travailleurs, la plupart épuisant actuellement leurs dernières semaines de prestation d'assurance-emploi, pour leur remettre un chèque correspondant au montant dû conformément à la loi et conformément à l'entente. Cette stratégie avait pour objectif premier d'influencer le déroulement de l'assemblée qui, pour les travailleurs, devait surtout être axé sur les conséquences négatives de l'entente de fermeture conclue entre l'employeur et le Syndicat national. Fidèle à son habitude, le comité de retraite a été à la remorque de l'employeur.

Cependant, bien qu'il ait été accompagné de professionnels (actuaires, comptables, gestionnaires), le comité de retraite n'a pu répondre à plusieurs des questions des travailleurs, les qualifiant de trop pointues. Pourtant, ces questions étaient des plus légitimes, si l'on considère que ces travailleurs se battent contre l'entente intervenue et plus particulièrement contre les aspects touchant le fonds de pension.

C'est cette même entente que le Syndicat national refuse de présenter aux travailleurs dans le cadre d'une assemblée générale du syndicat, malgré le fait qu'une pétition a été déposée à cet effet. Une entente qui légitime le vol par Norampac dans le fonds de pension des travailleurs. Une entente qui laisse des travailleurs ayant plus de 30 années de service avec un montant dérisoire de 36 000$, dont la presque totalité provient de leurs propres cotisations. Une entente qui permet à une entreprise rentable comme Norampac de jeter plus de 126 travailleurs à la porte sans aucun respect pour toutes leurs années de service dans l'usine.

Ironiquement, dans un communiqué de presse, daté du 27 juillet dernier, Norampac annonçait un bénéfice net record de 7.8 millions$ pour le deuxième trimestre de 1999.