Le Bloc à Laurendeau

 

Peut-on imaginer un parti politique pour lequel Michel Chartrand organise, dans Outremont-ma-chère, la campagne électorale de Jean Drapeau avec la participation de bénévoles comme Pierre Péladeau? Un parti qui compte, parmi ses députés, Édouard Lacroix, homme d'affaires beauceron dont les rustres manières font fuir les bons bourgeois nationalistes de Québec que sont René Chaloult, Paul Gouin et Philippe Hamel? Un parti qui a, parmi ses candidats officiels aux élections provinciales, Alfred Rouleau, futur président du mouvement Desjardins, et, comme candidat officieux aux élections fédérales, Camillien Houde, ex-maire de Montréal qui, victime des Anglais, vient à peine de sortir de prison?

Peut-on concevoir une formation politique qui a, comme organisateur en chef, le syndicaliste Philippe Girard, de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada, la future C.S.N; comme chef de l'aile fédérale, l'avocat Maxime Raymond, dont la famille a des intérêts dans le Club de hockey canadien, l'hôtel Windsor, l'hôtel Mont-Royal, l'hôtel Queen's et le Waldorf-Astoria, de New York; comme chef de l'aile provinciale, André Laurendeau, ami intime de Saint-Denys Garneau, qui passe de longues heures à jouer du piano et à rêver d'une carrière littéraire?

La crise de la conscription

Oui, voilà bien le Bloc populaire canadien, né de la crise de la conscription, le 8 septembre 1942. Le 27 avril précédent, à un référendum, un peu plus de 70 pour cent des citoyens du Québec ont refusé de libérer le gouvernement fédéral de sa promesse d'éviter la mobilisation, alors qu'environ 80 pour cent des citoyens du reste du Dominion ont accepté.

Plus de 80 % des Canadiens français du Québec sont contre la participation aux guerres que mène l'empire britannique, la cause fût-elle juste. Nous ne nous retrouvons pas dans la défense pathétique de Mother England, ni même dans celle de la douce France. À l'opposé de la plupart des Canadians, nous ne sommes pas des fils, des petits-fils, voire des arrière-petits-fils d'immigrants. Pour nous l'Europe, c'est bien fini. Nous n'avons qu'une patrie, confuse mais réelle0 le Canada, qui n'est pas tout à fait celui auquel pensent les Anglais. Et puis, il faut bien le dire, la frousse, la bonne vieille frousse, compte pour beaucoup dans notre sainte horreur de la guerre.

Les séparatistes sont des curiosités

Enfin, nous sommes tout à fait innocents. Dans des émissions radiophoniques sur ondes courtes, l'Allemagne nazie, pour nous remercier de ce qu'elle aime voir comme de la gentillesse à son égard, ne favorise rien de moins que l'indépendance du Québec... L'indépendance ! Une telle énormité ne nous avait pas même effleuré l'esprit ! Seuls les Boches, et les Anglais bien sûr, pouvaient penser pareille chose. Les séparatistes sont des curiosités, même dans le Bloc populaire, qui se pique pourtant d'être le plus nationaliste des partis et qui parfois, comme son maître à penser l'abbé Groulx, joue avec le feu en évoquant l'éventualité lointaine – oh ! très lointaine ! – d'un État autonome.

Pas d'incendie en vue. Surtout pas. Nous sommes un peuple catholique et souverainement docile. Papineau est loin derrière. La révolution, fût-elle de droite, est impensable. Nous connaissons le pâté chinois, mais ne savons rien de la choucroute. Hitler et Goebbels peuvent toujours nous donner des leçons de patriotisme. Personne ne les prendra au sérieux. Pas même le Bloc populaire.

La bénédiction du paisible abbé Groulx, reçue dans l'ombre, suffit pleinement au jeune parti. Un autre appui, combien plus retentissant, comblera le Bloc, au stade des Royaux, le 3 août 1944 0 celui de Henri Bourassa en chair et en os. Pourtant encore ébranlé par les remontrances de Pie XI, le vieil anti-impérialiste, sorti de sa retraite, ne croit plus, l'espace d'un discours, que notre sentiment national soit un péché.

Laurendeau et l'esprit nouveau

Au point de vue stratégique, la création du Bloc est une idée de génie. Mais, dans la pensée du parti, quelle stagnation ! Heureusement qu'André Laurendeau est là ! Alors que le Bloc risque de s'enliser dans la promotion du corporatisme, Laurendeau tente de lui insuffler un esprit tout à fait nouveau au Québec 0 celui de la gauche catholique française. À la référence à Salazar, il espère substituer la référence à Mounier pour ouvrir la voie à ce qu'on appellera, plus tard, la social-démocratie.

Dans son ouvrage Le Bloc populaire (1942-1948), récemment réédité, Paul-André Comeau nous montre que le nouveau parti instaure des pratiques fort différentes de celles des vieux partis, auxquels Raymond et Laurendeau reprochent vivement les caisses électorales occultes, le favoritisme et l'absence d'idées véritables. Mais, malgré son remarquable esprit d'analyse, Comeau n'est pas fasciné, comme je le suis, par la personnalité d'André Laurendeau. Quel homme singulier pourtant que notre Laurendeau !

Devenu directeur de L'Action nationale en septembre 1937, ce dilettante à l'âme tragique change le ton de cette revue de droite, très lue dans les milieux nationalistes. En janvier de la même année, il prenait déjà implicitement parti pour les républicains espagnols en s'opposant à Franco, au grand scandale du jésuite Joseph-Papin Archambault, de l'École sociale populaire. À contre-courant de l'opinion catholique dominante, Laurendeau, à l'instar de Mounier, de Mauriac, de Bernanos et de Maritain, refuse de confondre la cause franquiste avec le catholicisme. Dieu, écrit-il, n'est pas une police bourgeoise chargée de défendre les grandes propriétés des nobles et de certaines communautés religieuses, et l'exploitation éhontée du pauvre par le grand capitaliste...

Une révolution dans les moeurs politiques

La fougue du jeune chef de l'aile provinciale du Bloc déteint sur le parti. Laurendeau incarne, encore plus que le changement idéologique, le changement des mentalités. Bien que timide et maladif, il propage une nouvelle manière de sentir. Ne nous a-t-il pas décrits comme un peuple chargé de chaînes?

Grâce à la simple présence de Laurendeau, bien plus qu'à son action, le Bloc a fait, sans trop s'en rendre compte, une révolution dans les moeurs politiques, faute de proposer une révolution de la société ou même quelque chose qui s'y apparente. Le bénévolat, le financement populaire, la participation des militants au choix des candidats, l'ouverture aux médias, toutes ces nouveautés, nous les devons au Bloc, qui est, d'ailleurs, le deuxième parti d'importance dans l'histoire du Québec à se donner un authentique programme électoral, après l'Action libérale nationale, de Paul Gouin. Pas étonnant que le Bloc attire surtout les jeunes citadins, en particulier les finissants des collèges classiques et les travailleurs syndiqués. Il annonce, bien sûr, le R.I.N. et le Parti québécois, au moins en ce qui concerne la pratique électorale.

Le peuple n'est pas au rendez-vous

Aux élections provinciales de 1944, le Bloc obtient 15,2 pour cent des suffrages. Laurendeau et trois autres candidats sont élus. À l'Assemblée législative, Laurendeau affrontera, pendant quatre ans, nul autre que Maurice Duplessis, qui se gaussera de ce joueur de piano blême et efflanqué, pas même avocat. Mais Laurendeau, ce familier de la souffrance, est un homme endurci. Le Canada français peut l'immoler, il ne hurlera pas; il écrira plutôt un roman, intitulé Une vie d'enfer. La patrie a d'ailleurs immolé, en 1943, son alter ego Saint-Denys Garneau, le poète incompris. C'est du moins ce qu'aiment croire tous nos raffinés, Laurendeau le premier.

Le peuple n'est pas au rendez-vous. Ceux qui rêvent de grandes choses se retrouvent seuls avec leurs illusions. En 1948, le Bloc populaire n'est plus, faute de sympathisants. Le grand rattrapage québécois est ébauché, mais ne commencera qu'en 1960. Le Bloc à Laurendeau était encore loin de la tête à Papineau et du nez du docteur Ferron.

Paul-André Comeau, Le Bloc populaire (1942-1948), Boréal, 1998.