Vous souvenez-vous où vous étiez ce soir terrible du 6 décembre 1989 ?

 


D'une lune à l'autre



Moi, je me souviens qu'en arrivant à la maison d'une amie, vers 21 heures ce mercredi-là, nous avons d'abord cru que la télévision présentait un film policier avant de réaliser que la tuerie se passait à Montréal et que les victimes étaient toutes des femmes. Le téléphone s'est mis à sonner pendant des heures, des amies voulant partager leur peine et leur incrédulité devant l'horreur. Où en sommes-nous dix ans plus tard ?

Le débat présentement en cours sur la perte d'identité masculine illustre à merveille où nous en sommes dix ans après le massacre de Polytechnique.

On pointe toujours du doigt ces fauteuses de trouble que sont les féministes. Toujours pas moyen de manifester notre indignation et notre peine sans être accusées de récupération.

Et quand nous célébrons la victoire de l'Alliance de la fonction publique canadienne sur l'équité salariale, il y a des voix qui s'élèvent pour regretter que la dette envers ces femmes, à qui le gouvernement a volé pendant toutes ces années de $30,000 à $60,000 chacune, ne subventionne pas les baisses de taxes ou l'amélioration des services sociaux. Tout plutôt que se tourner vers les véritables responsables de l'injustice sociale.

Quand on perd sa femme ou sa fille

Le mari de Maryse Laganière, l'une des victimes de Poly, nomme à juste titre le sexisme et le laxisme comme causes du massacre. Oui, nous sommes une société sexiste. Nous pensions que nous ne l'étions pas. Nous pensons encore que nous ne le sommes pas. Tant que nous n'en prendrons pas conscience, nous le resterons.

Dans ce texte, lu lors de la commémoration de 1994, Jean-François Larrivée ajoutait 0 Il y a beaucoup d'erreurs dans ce drame. Beaucoup trop. Et si l'erreur, c'était d'être femme ? D'être toujours le bouc émissaire de toutes les frustrations ? [...] Le laxisme, c'est de laisser circuler des propos haineux au nom de la liberté de parole. De combien de propos haineux envers les femmes l'assassin des 14 victimes avait-il nourri son esprit malade ?

Marc Lépine et les conjoints assassins ne perdent pas le contrôle, mais veulent le conserver. Ils préfèrent la mort plutôt que d'assumer l'égalité des chances et la liberté dans la différence.

Des coupures qui tuent

Les compressions budgétaires menacent de faire disparaître plusieurs des 4000 organismes communautaires québécois pour ne garder que ceux à qui le gouvernement attribue la tâche de remplacer au rabais les salariéEs de la santé et des services sociaux mis prématurément à la retraite.

Des groupes généreux et inventifs qui montrent dans la pratique, souvent au détriment de leur propre santé, que la solidarité n'est pas qu'un mot à brandir sur les tribunes et dans les manifestations. Ces femmes nous prouvent que la solidarité sociale, ce n'est pas que le nom ronflant d'un ministère responsable des coupures de 800 millions dans l'aide sociale et de la réduction forcée de 60% des effectifs de certains groupes d'aide aux femmes en détresse (cuisines collectives, repas gratuits aux écoliers, réinsertion sociale, thérapie collective, etc.).

Je vous conseille d'aller voir le beau film de Bertrand Tavernier, Ça commence aujourd'hui qui a forcé le gouvernement français à passer une loi pour améliorer le sort des plus démuniEs. Et on dira que l'art n'a pas d'impact social !

Refuser de tourner la page

Le 6 décembre continue à être une journée de ralliement pour pleurer nos mortes et nous mobiliser contre la violence misogyne et sexiste.

Il ne semble plus y avoir de limites à cette violence sexuelle qui touche de plus en plus de femmes, pendant qu'un million d'enfants rejoignent, chaque année, l'armée des esclaves sexuelLEs battuEs, mutiléEs, violéEs impunément.

Pendant que des guides de tourisme sexuel répertorient cyniquement des établissements sous les initiales YC young children. Pendant que les marchands de pornographie infantile continuent à être acquittés au nom de la liberté d'expression.

Nous refuserons de tourner la page tant que, dans l'ensemble du Québec, 67% des personnes payées au salaire minimum seront des femmes, tant que les immigrantes seront surexploitées dans les sweatshops ou le travail à domicile, tant que la majorité des travailleuses continueront à être payées en moyenne 74% du salaire d'un homme, tant que la moitié des 82% de familles monoparentales ayant à leur tête une femme vivront sous le seuil de la pauvreté, tant que les lesbiennes seront victimes de discrimination, tant que les hommes se contenteront, dans le meilleur des cas, de consacrer 25% de leur temps aux enfants et aux tâches domestiques, tant que 300 000 femmes (1) seront victimes de violence conjugale et que plus de cinquante d'entre elles en moyenne seront tuées chaque année au Québec.

(1) Ministère de la santé et des services sociaux (MSSS)0 Trois appels sur cinq reçus par la police ont trait à des querelles familiales. La violence conjugale toucherait de 10% à 15% des femmes vivant en couple, soit quelque 300 000 Québécoises.

sans que tu le saches une envie féroce

désagrège tes rêves

tu cherches encore à comprendre

transpercée par l'obscur éclair

pourquoi sur toi

se venge cet inconnu

comment aurais-tu pu imaginer

que ta seule existence

nie la sienne

la seule odeur de verveine dans tes cheveux

lui fasse injure au point de te vouloir morte

(...)

Élaine Audet, Le cycle de l'éclair, Québec, Le Loup de gouttière, 1996, p. 54 et 55.