Les nouveaux enjeux du monde actuel

 


Les livres et la vie



Si l'on devait se fier aux intellectuels occidentaux qui sévissent des deux côtés de l'Atlantique, le socialisme serait mort avec la chute du mur de Berlin et la décomposition de l'empire soviétique. Cette mort ouvrirait par ailleurs une nouvelle période caractérisée par la fin de l'histoire et la disparition des idéologies. Le capitalisme libéral qui représentait jusque-là une alternative au socialisme réel , serait devenu du coup l'horizon politique indépassable de l'époque.

Cette analyse apparemment justifiée par la dislocation du Bloc que formaient les ex-pays de l'Est, repose sur une prémisse fragile, à savoir que ces pays incarnaient un communisme authentique. Or, rien n'est moins sûr, et les militants de gauche, non alignés sur Moscou ou Pékin, avaient signalé depuis longtemps, bien avant que les idéologues du capitalisme ne s'en aperçoivent, que ces sociétés n'étaient pas socialistes ou ne l'étaient, au mieux, que minimalement.

Michel Barrillon le rappelle fort opportunément dans un petit livre publié récemment pour réfuter la nouvelle vulgate élaborée par les intellectuels libéraux (1). Reprise avec complaisance et diffusée largement par les médias, cette vulgate est devenue un lieu commun du discours politique, une sorte de vérité incontournable, relevant cependant davantage de la foi que d'un exercice de raison.

Car ce qu'une analyse critique sérieuse de la véritable nature des ex-pays de l'Est fait ressortir, c'est qu'il s'agissait de régimes bureaucratiques, dirigés par une classe dominante d'apparatchiks et de technocrates, qui incarnaient un socialisme qui avait peu à voir avec l'entreprise d'émancipation conçue par Marx. Michel Barrillon prétend même que ces pays ne pratiquaient rien d'autre qu'un capitalisme d'État et qu'ils représentaient donc une forme despotique de capitalisme. Contrairement à ce que l'on a longtemps cru, ils auraient ainsi été davantage des frères jumeaux que de véritables adversaires.

La thèse de Barrillon est contestable, bien entendu. Elle relève d'une conception idéaliste, utopiste du socialisme, qu'on n'est pas obligé de partager. Mais elle a le mérite d'appeler à une réflexion approfondie à la fois sur la vraie nature des ex-pays de l'Est et sur le triomphe apparent du libéralisme. Elle rappelle aussi que le monde demeure à transformer et que le capitalisme, actuellement dominant, ne saurait représenter un modèle civilisationnel dont on devrait s'accommoder jusqu'à la fin des temps.

Les nouvelles formes de guerre

Si l'effondrement des pays de l'Est n'annonce pas la mort du socialisme, il implique toutefois une nouvelle redistribution des cartes au niveau international. Il signale que la Guerre froide est bel et bien terminée faute de combattants et il inaugure une nouvelle période marquée par la domination quasi totale des États-Unis sur l'ensemble de la planète, aussi bien sur le plan militaire que sur le plan économique.

Cet effondrement ouvrirait ainsi une époque caractérisée par la mondialisation des échanges et des rapports internationaux établis sur de nouvelles bases, libérés de la logique sécuritaire des rivalités interétatiques fondées sur les égoïsmes nationaux. Le nouvel ordre mondial ne s'appuierait plus sur un équilibre de forces antagonistes mais sur de nouvelles règles communément partagées qu'une ONU régénérée aurait pour mission de faire respecter au nom d'un droit inédit d'ingérence légitimé par des motifs humanitaires. Dans cette optique, il n'y aurait désormais plus d'autres formes d'affrontement que la guerre éthique commandée par le souci du bien commun de l'humanité tout entière.

Invoqué récemment pour justifier l'intervention militaire occidentale en Serbie, cet idéal, fort louable sur le plan des principes, n'est peut-être pas totalement désintéressé dans la pratique. La guerre éthique , conçue comme une mission sacrée, n'obéit pas toujours à des motifs parfaitement purs, elle peut aussi servir, consciemment ou pas selon les cas, les intérêts géopolitiques bien réels. Daniel Bensaïd le fait bien voir dans un livre publié récemment à propos du Kosovo. (2)

À première vue, l'intervention occidentale dans ce conflit apparaissait pleinement justifiée. Le Kosovo était bel et bien devenu, dans les dernières années, une société dominée par les Serbes qui n'hésitaient pas à recourir à la purification ethnique pour conforter leur politique d'asservissement de cette communauté. Il était par conséquent tout à fait légitime de s'opposer à cette politique. Mais était-il nécessaire de le faire par la voie militaire et sous la couverture idéologique du droit d'ingérence et de la guerre éthique ?

C'est à cette question qu'essaie de répondre Daniel Bensaïd. Faisant voir avec beaucoup d'à-propos que l'humanitarisme de l'Occident sous hégémonie américaine est fort sélectif, qu'il se manifestant surtout lorsque ses intérêts sont en jeu, l'auteur rappelle que ce conflit n'a pas été pris en charge par l'autorité internationale que devrait représenter l'ONU, mais bel et bien par l'OTAN. Or cette organisation aurait vu là une occasion en or pour consolider sa suprématie militaire sur le continent européen.

Cela ne signifie pas que les impératifs géopolitiques auraient été les seuls facteurs déterminant cette intervention. Les préoccupations humanitaires y ont eu aussi leur part sans doute, à tout le moins chez certains alliés plus réticents à l'égard des Américains, mais elles n'étaient pas seules à opérer, si bien que la guerre éthique , comme le note avec justesse Bensaïd, en recouvrait une autre, aux motifs beaucoup plus prosaïques.

On sait également aujourd'hui que cette intervention s'est soldée par des résultats désastreux à la fois pour le Kosovo et pour la Serbie et qu'il aurait été possible - et préférable - d'adopter une autre politique fondée sur la poursuite des négociations entre les parties. On a préféré faire autrement au nom d'un droit à l'ingérence , souhaitable en tant qu'idéal, mais qui ne deviendra vraiment légitime que lorsqu'il sera pris en charge par un organisme international disposant de l'autorité nécessaire pour l'exercer à l'abri des intérêts nationaux, quels qu'ils soient.

Or, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'on n'en n'est pas encore là. La guerre éthique , tout à fait honorable sur le plan des principes, ne s'impose pas encore comme un impératif catégorique. Et tant et aussi longtemps qu'un ordre mondial vraiment juste ne sera pas établi, il faudra s'interroger sur le bien-fondé des interventions militaires qui s'autorisent le droit d'ingérence au nom de l'éthique et mesurer si leurs prétentions sont bien fondées. L'exemple du Kosovo, à ce titre, est de nature à susciter notre vigilance.

1. Michel Barrillon, D'un mensonge déconcertant à l'autre, Marseille, Agone, Comeau et Nadeau Éditeurs, 1999 (Coll. Contre-feux).

2. Daniel Bensaïd, Contes et légendes de la guerre éthique, Paris, éditions Textuel, 1999 (Coll. La Discorde)

3.