Sans émerveillement, il n'est pas d'architecture possible

 

Il est symptomatique qu'on éprouve de l'embarras à simplement prononcer le mot patrimoine. Du tombeau introuvable de Champlain jusqu'à la poutine, le mal est certainement très profond. Il y a quinze ans déjà, j'ai tenté d'y échapper. Je me suis intéressé à ce qu'on appelle le patrimoine, à celui de l'île de Montréal en particulier, pas même en empruntant le chemin tout naturel de l'histoire, mais bel et bien le sentier lumineux de la littérature...

Comme notre littérature avait connu son essor trop tardivement, j'ai rêvé à un Hawthorne québécois qui aurait hanté nos vieilles maisons. J'ai voulu, assez sottement je dois dire, donner, par cette évocation américaine, de la grandeur concrète à notre XIXe siècle et, à travers lui, au XVIIIe siècle, voire au XVIIe, afin de rendre plus humain le Régime français, désincarné sous le poids de l'auréole. Dans cette recréation esthétique de notre piteuse histoire, j'avais au moins le souci, à l'exemple de Ferron, de faire passer les Patriotes et les Rouges avant Dollard des Ormeaux.

Un nombre fabuleux de Ti-jos-connaissants

Et puis il faut dire que Melville plaçait Hawthorne presque au rang de Shakespeare pour montrer qu'une littérature américaine, tout à fait distincte de la littérature anglaise, venait de naître avec lui... Un Hawthorne québécois était donc le modèle idéal, le père rêvé de notre imaginaire; car Papineau, le père réel, écrivait atrocement mal. Et des maisons merveilleuses, au charme colonial envoûtant, apparaissaient derrière la figure de Hawthorne 0 sa maison natale de la rue de l'Union, à Salem, The Old Manse et The Wayside, à Concord, sans oublier The House of the Seven Gables, rue Turner, à Salem, encore et toujours...

Mais, au fond, tout cela n'était qu'illusion. Je n'ai rencontré ni Hawthorne, ni les Patriotes, ni les Rouges, mais un nombre fabuleux de ti-jos-connaissants. J'étais à Montréal, et non pas à Salem. Je n'avais guère devant moi que les tableaux admirables de Marc-Aurèle Fortin pour rêver à une architecture de l'imaginaire, que l'ombre de nos arbres rendait unique. Je n'avais pas encore lu le savant ouvrage de Paul-Louis Martin, À la façon du temps présent 0 trois siècles d'architecture populaire au Québec.

L'influence de la patate

À vrai dire, je n'avais pas encore réfléchi à l'influence de la patate sur la construction de nos maisons. Quand on mangeait surtout du pain avec sa viande, on laissait sécher les grains de blé au grenier, nous raconte Paul-Louis Martin. Lorsque la patate, tubercule des Lumières, aliment démocratique par excellence, fit son apparition, le blé perdit de son importance. Au XIXe siècle, on aménagea des chambres au grenier, on perça des lucarnes et la cave se développa pour conserver les fameuses patates à l'humidité. Tout cela est fort instructif, comme l'évolution de la cabane de colon, l'essor de la grande maison rurale traditionnelle, l'avènement des galeries, l'influence américaine, en particulier le remplacement de la lourde et complexe charpente d'inspiration française par l'ossature légère (le Balloon frame, le succès des catalogues de modèles architecturaux et le triomphe de la standardisation).

Martin fait preuve d'un réel talent pédagogique en élaborant l'histoire du patrimoine domiciliaire. Mais il me touche uniquement lorsqu'il cite Fernand Préfontaine, bien qu'il le fasse sans aucune conviction. En fait, il ne nous révèle même pas l'identité de cet inconnu, qui a eu le génie de poser le vrai problème.

Fernand Préfontaine et l'importance de notre architecture populaire

Fernand Préfontaine a été le premier, chez nous, à croire très profondément, que l'architecture était un art et que notre architecture populaire, oeuvre d'illettrés, aurait dû être, à l'encontre des influences française et américaine, l'unique source de notre inspiration moderne de bâtisseurs. Avenue Wood, à Westmount, ce jeune homme, indépendant de fortune, réunissait, entre 1917 et 1919, des amis, comme Robert de Roquebrune, Léo-Pol Morin et Jean-Aubert Loranger, pour y parler de littérature et d'art contemporain, sans dogmatisme et surtout sans moralisme. Ce qui était déjà, au Québec, toute une révolution.

Le vernis aristocratique du dilettante, architecte de formation, cachait une identité très québécoise. Fils de Raymond Préfontaine (financier, maire de Montréal, ministre de la Marine et des Pêcheries sous Laurier), petit-fils du sénateur Jean-Baptiste Rolland (le célèbre papetier), Fernand Préfontaine plaçait très haut Ozias Leduc, l'incarnation même du génie populaire. Il en fera l'éloge dans Le Nigog, revue de littérature et d'art, qu'il fondera, en janvier 1918, avec Roquebrune et Morin. Pour ce myope, grand, sceptique et doux, qui n'imposait jamais ses vues et ne craignait guère la contradiction, toute chose était éphémère. Dans l'atmosphère de parfaite liberté que Préfontaine cultivait avec bonhomie, Leduc, le primitif de Saint-Hilaire, pouvait facilement, dans les pages du Nigog, cotoyer Apollinaire, Copeau, Wilde, Cézanne, Debussy, Ravel et Stravinsky. Quel dommage que la revue n'ait duré qu'un an !

Mais pourquoi... un bungalow californien ou un palais espagnol ?

Mais pourquoi, écrivait Préfontaine en 1918, lorsqu'on construit une habitation particulière, fait-on un bungalow californien ou un palais espagnol ? quand il existe déjà un art architectural canadien qui ne demande qu'à être développé. Conscient de l'évolution des formes, l'admirateur d'Ernest Cormier pouvait même se payer le luxe de rêver à quelque chose de plus subtil et de plus profond que le Colonial Revival, qui avait déjà marqué les États-Unis.

Mais nul n'était mieux placé que lui pour savoir que notre bourgeoisie, si restreinte et, au fond, si modeste, ne pouvait rivaliser avec la bourgeoisie américaine. Les bienfaiteurs importants étaient rares et ils ne donnaient guère qu'à l'Église. Nos sociétés d'histoire n'existaient presque pas; l'enseignement de l'architecture était déficient. Et qui donc parlait de mise en valeur du patrimoine?

Tout n'est peut-être pas perdu

Paul-Louis Martin nous dirait sans doute que la situation a beaucoup changé. Je veux bien le croire. Mais il me répugne de souscrire à sa conception extrêmement utilitaire de l'architecture. Notre professeur ne rêve jamais, il constate. Martin nous met en garde contre l'émotion des artistes, que ce soit celle de Krieghoff ou celle de Massicotte. Lorsqu'il traite de la raison culturelle en architecture , il s'agit pour lui, en clair, de rêveries de poètes, étrangers à l'évolution socio-économique. Paul-Louis Martin peut donc calmement conclure son livre en présentant la standardisation comme l'inévitable triomphe de l'esprit, et bannir le paradoxe de notre existence.

Selon lui, la vision que les écrivains et les artistes ont de l'architecture est un leurre 0 ... la construction d'une image, la fabrication d'un mythe, écrit-il, n'échappent-elles pas par essence à la totale vérité des choses? Martin fait sienne cette terrifiante assertion de Joseph Melançon, professeur de l'université Laval 0 L'écrivain est un mauvais banquier de la mémoire; il ne manque jamais de soustraire des choses à son profit. Mettre ainsi en cause l'humanité tout entière, en préférant l'illusion de l'exactitude à la nécessité de la profondeur, il fallait y penser ! Pourtant, la standardisation elle-même relève de l'imaginaire. Norman Rockwell et Andy Warhol ne se sont pas trompés.

L'imbrication de l'histoire, de la littérature, de l'art et de la vie nationale, à laquelle ont rêvé plusieurs d'entre nous, ne s'est certes pas accomplie. Tout reste compartimenté pour notre plus grand malheur. Même en architecture. Le patrimoine industriel, le patrimoine religieux, le patrimoine du Golden Square Mile... Pourquoi pas le patrimoine québécois, tout naturellement ? Et comme la standardisation, tant prisée par Paul-Louis Martin, fait déjà partie de nos rêves, tout n'est peut-être pas perdu. La standardisation se transfigure d'elle-même. Elvis Gratton n'aura pas à venir à notre secours !

Paul-Louis Martin, À la façon du temps présent 0 trois siècles d'architecture populaire au Québec, P.U.L., 1999.

Le Nigog, réimpression, Comeau et Nadeau, 1998.