De l'État-Providence à l'État néolibéral

 

L'an 2000, l'An zéro, période charnière entre deux siècles, le XXe siècle qu'on vient d'enterrer et le XXIe dont les experts nous disent qu'il ne commence qu'en 2001 ! Occasion rêvée pour faire le bilan du siècle passé, en tirer des leçons et jeter les bases d'un projet pour le siècle à venir. Avec, comme outil principal, le livre d'Éric J. Hobsbawm, L'Âge des extrêmes, Le court XXe siècle, 1914-1991. Tel est l'objet de cette chronique.

Dans la précédente chronique de l'An zéro (l'aut' journal no 187), nous avons vu comment la domination totale des États-Unis, les politiques de reconstruction de l'Europe et du Japon pour contrer le bloc de l'Est et l'adoption de mesures keynésiennes dans les pays capitalistes dans le cadre de la collaboration entre les représentants du Capital et du Travail, ont été à l'origine de trente années de prospérité économique, les Trente Glorieuses.

Cependant, cette prospérité était minée lentement mais sûrement. À partir des années 1960, le taux de profit des entreprises se met à chuter et le taux de chômage à augmenter. Comme le souligne Hobsbawm, le cycle de prospérité se termine avec le choc pétrolier de 1973 alors que la production industrielle mondiale diminue de 10% en un an et le commerce international de 13%. Les profits des entreprises sont en chute libre, sauf, bien entendu, ceux des pétrolières. La croissance reprend par la suite, mais est interrompue par de profonds marasmes en 1974-1975, en 1980-1982 et à la fin des années 1980.

Au cours de cette décennie, inflation et chômage se côtoient pour donner la stagflation. Les mesures keynésiennes ne parviennent plus à relancer l'économie et ne provoquent que endettement de l'État. La classe dirigeante est à la recherche d'une autre solution 0 ce sera le néolibéralisme. Voyons comment il fut imposé.

Au début des années 1970, la domination économique américaine, sans partage, au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, est contestée par l'Europe et le Japon dont les marchandises se vendent moins cher sur les marchés américain et mondial.

Les mesures Nixon et le choc pétrolier

L'administration Nixon riposte par une action unilatérale qui va modifier considérablement les relations entre pays capitalistes issues de la Deuxième Guerre mondiale. En 1971, Nixon abandonne la convertibilité du dollar en or et, avec elle, disparaît la stabilité du système international des paiements. Puis, il impose une surtaxe de 10% sur les produits étrangers. Deux mesures qui auront pour conséquence de diminuer le prix des produits américains à l'étranger et d'augmenter le prix des importations aux États-Unis.

Les contradictions vont également s'intensifier avec le choc pétrolier de 1973 et l'augmentation vertigineuse du prix du pétrole. Les pays arabes producteurs de pétrole ripostent au soutien unilatéral apporté par l'administration Nixon à Israël lors de la guerre du Yum Kippour et profitent de l'affaiblissement de la puissance américaine embourbée au Viet-nam. Par la suite, la grande majorité des pays du tiers-monde emboîtent le pas pour exiger le relèvement du prix des matières premières, tout en revendiquant à l'ONU et dans d'autres instances internationales un Nouvel Ordre économique international.

Ces politiques de l'administration Nixon sont prises sans consultation avec les puissances alliées des États-Unis dans le cadre de la politique d'endiguement (containment) de l'URSS. Elles déclenchent une crise mondiale entre les États-Unis et ses partenaires, mais également au sein de la classe dirigeante américaine. Nixon se portait à la défense des intérêts des industriels américains, bousculés par la concurrence européenne et japonaise sur le marché américain; mais il allait à l'encontre des intérêts des multinationales américaines et, surtout, ébranlait la coalition occidentale mise sur pied pour endiguer l'influence de l'URSS.

La création de la Trilatérale

Staline avait écrit quelque temps avant sa mort dans Problèmes économiques de la construction du socialisme en URSS que les contradictions ne manqueraient pas de se développer entre les Etats-Unis et ses alliés japonais et allemand, en soulignant que l'URSS pourrait éventuellement tirer profit de ces fissures au sein du camp occidental.

Les éléments les plus perspicaces de la bourgeoisie américaine étaient évidemment conscients de cette perspective et le choc nixonien déclencha un branle-bas de combat. La famille Rockefeller voit d'un très mauvais œil le développement des contradictions avec l'Europe et le Japon, mais également avec l'ensemble des pays du tiers-monde. De plus, les Rockefeller désapprouvent la politique nixonienne d'appui unilatéral à Israël au Moyen-Orient où ils ont d'immenses intérêts pétroliers et sont plutôt favorables à une politique plus équilibrée d'alliances, particulièrement avec l'Arabie Saoudite. Tout cela dans un contexte où, aux Etats-Unis même, le mouvement d'opposition à la guerre du Viet-Nam fait rage.

La famille Rockefeller prend alors l'initiative de former une organisation semi-secrète ayant pour objectif la coordination, sous le leadership américain, des activités des capitalistes des trois régions géographiques clés du capitalisme mondial 0 l'Amérique du Nord, l'Europe et le Japon. Le nom de la future organisation, la Commission Trilatérale, va refléter cette caractéristique fondamentale (voir encadré p. 12).

Déjà, une organisation similaire existait depuis la fin de la Deuxième Guerre, la Bilderberg, créée par le Prince Bernard des Pays-Bas et regroupant les principaux éléments de la classe dirigeante d'Europe et des Etats-Unis, mais d'où étaient exclus les Japonais.

C'est principalement pour combler cette lacune qu'est créée la Trilatérale. Rockefeller veut d'une part empêcher à tout prix l'aiguisement des contradictions entre le Japon et les Etats-Unis et cherche d'autre part à utiliser l'influence du Japon, dont les relations commerciales avec l'URSS sont réduites, pour contrer l'ouverture à l'Est, l'ostpolitique, des pays européens.

Les dessous du Watergate

L'opposition entre Nixon et la Trilatérale refléte les divergences entre les deux principaux groupes d'intérêt de la classe dirigeante américaine, divergences qui ont marqué l'histoire de la politique américaine au cours des trente dernières années. La Trilatérale représente principalement les intérêts des groupes capitalistes de la Côte est et du Midwest, alors que l'autre regroupement comprend surtout des intérêts du sud (Sunbelt) et de la Californie, au sein duquel on retrouve le complexe militaro-industriel et la mafia de Las Vegas. Nixon, rappelons-le, venait de la Californie.

La lutte entre les deux groupes pour déterminer la politique américaine a souvent pris des allures violentes. Comme le suggère le film d'Oliver Stone sur Kennedy et plusieurs autres ouvrages publiés aux Etats-Unis, il est permis de croire que le groupe de la Sunbelt est responsable de l'assassinat de John Kennedy, mais aussi de son frère Bob, à Dallas et à Los Angeles, en plein territoire des intérêts opposés à ceux de la Côte Est que représentent les Kennedy.

La riposte va survenir avec l'assassinat politique de Richard Nixon lors du Watergate, dans lequel trempe la CIA. Soulignons que Nixon avait essayé d'arracher la CIA au contrôle des Rockefeller. Depuis sa création, la CIA était une chasse-gardée des Rockefeller. La grande majorité de ses directeurs, depuis Allen Dulles, provenaient du Council on Foreign Relations, une organisation contrôlée par les Rockefeller.

Nixon avait forcé le directeur Jesse Helms à démissionner et avait nommé un intrus, James Schlesinger, avec pour mission de faire le ménage. En même temps, on coula dans les médias certaines informations sur le rôle de la CIA et d'ITT au Chili pour la discréditer temporairement.

Le Washington Post et les journaux de la Côte Est discréditent à ce point Nixon avec le Watergate qu'il doit remettre sa démission en août 1974 pour éviter la destitution. Pour ne pas qu'il soit remplacé par le vice-président Spiro Agnew, un anti-Rockefeller, on entraîne celui-ci dans un scandale qui le force à démissionner. Il est remplacé par Gerald Ford, un membre de la Trilatérale qui succède à Nixon, avec à la vice-présidence Nelson Rockefeller, dont un des premiers mandats est de reprendre le contrôle sur la CIA ! Il faut souligner que Gerald Ford est le premier président américain à effectuer une visite au Japon, répondant ainsi à un des principaux objectifs de la Trilatérale.

Jimmy Carter, le président de la Trilatérale

Après le scandale du Watergate, il est évident que les Républicains ne peuvent plus diriger le pays. Un changement est nécessaire. La Trilatérale le prépare soigneusement lors de l'élection présidentielle de 1976, en moussant la candidature d'un de ses membres fondateurs, Jimmy Carter, l'ancien gouverneur de la Georgie. Alors qu'il était encore gouverneur, Carter avait démontré qu'il partageait l'orientation de la Trilatérale en ouvrant des bureaux de la Georgie en Europe de l'Est et au Japon.

Ford est discrédité par les médias qui le présentent comme un bouffon maladroit incapable de marcher en mâchant de la gomme et Carter est élu. Dans son cabinet, on dénombre vingt membres de la Trilatérale dont le vice-président Walter Mondale, le secrétaire à la défense Brown, le secrétaire du trésor Blumenthal et surtout le conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski, qui avait été la cheville ouvrière de la mise sur pied de la Trilatérale et son premier directeur.

Mais l'administration Carter ne parvient pas à solutionner les problèmes de l'économie américaine. Un important réseau de lobbys mis sur pied par les intérêts opposés à ceux de la Trilatérale, du Council on Foreign Relations et du Brookings Institute réussit à bloquer au Congrès la plupart des politiques du président Carter.

En politique internationale, Carter met sur pied une recommandation de la Trilatérale, le Sommet des pays industrialisés d'Amérique du Nord, d'Europe et du Japon, le G-7. Mais, en 1979, la Révolution iranienne provoque un nouveau choc pétrolier et la prise d'otages à l'ambassade des Etats-Unis finit par discréditer totalement Carter qui perd l'élection de 1980 devant Ronald Reagan. Les otages furent libérés au lendemain de l'élection accréditant la thèse qu'il y avait eu entente entre Oliver North, le représentant de Reagan, l'Iran et Israël. C'est ce qu'on appela l'Irangate.

Avant de quitter la présidence, Jimmy Carter prend une décision qui marquera les années 1980. Il nommera Paul Volcker, un banquier de la Chase Manhattan Bank des Rockefeller et membre de la Trilatérale, à la tête de la Réserve fédérale américaine, la banque centrale des Etats-Unis. (voir encadré)

Les années Reagan

Ancien gouverneur de la Californie, Ronald Reagan représente sensiblement les mêmes intérêts de la Sunbelt que Nixon et du courant néolibéral qui s'est développé aux Etats-Unis (voir encadré). Dans la course à la chefferie, il avait eu le meilleur sur George Bush, un membre de la Trilatérale.

Au congrès de nomination, la Trilatérale a cherché à imposer l'ancien président Gerald Ford, membre de la Trilatérale, comme co-listier de Reagan sur le ticket républicain. De plus, alors que le poste de vice-président aux Etats-Unis est insignifiant politiquement, on a voulu lui accorder des pouvoirs en matières économique et de politique étrangère. Kissinger, un ancien employé des Rockefeller, qui fit partie du gouvernement Nixon mais n'eut rien à voir avec ses politiques économiques, s'affaira à cette tâche avec Allen Greenspan, aujourd'hui directeur de la Réserve fédérale. Mais la manoeuvre échoua et Bush fut nommé vice-président.

Une fois élu, Reagan applique les mêmes recettes que la Dame de fer en Angleterre (voir encadré). Il cherche à casser les reins au mouvement syndical en licenciant les contrôleurs aériens de Patco en grève et déréglemente les principaux secteurs économiques 0 avion, chemins de fer, transport, téléphonie, électricité, secteurs financiers, santé et éducation.

Sur la scène internationale, il relance la guerre froide avec l'URSS, soutient les combattants de la liberté en Afghanistan et en Amérique centrale, avant d'envahir la Grenade. Mais surtout, il lance l'Initiative de défense stratégique, communément appelée la Guerre des Étoiles, ce qui se traduisit par une augmentation exponentielle des dépenses militaires pour le plus grand bonheur du complexe militaro-industriel.

Reagan agit de façon unilatérale à l'égard des alliés des Etats-Unis et le G-7 en est réduit à un exercice de figuration. La politique de taux d'intérêts élevés draine aux Etats-Unis les capitaux de la planète pour financer l'effort militaire et le dollar, gonflé à bloc, entraîne un déficit record de la balance commerciale qui quintuple en dix ans.

Les membres de la Trilatérale sont en désaccord avec la politique économique de Reagan et ce n'est peut-être pas un hasard si celui-ci est victime d'un attentat le jour même où il doit rencontrer les membres de la Commission !

Progressivement, la Trilatérale réussit à imposer ses membres dans l'administration Reagan avec la nomination de George Schultz au département d'État, de Frank Carlucci à la Défense et, surtout, de James Baker au Trésor.

Baker impose la nécessité d'une coordination des politiques avec les pays alliés, particulièrement au sein du G-7. On procède à un réalignement des monnaies, une dévaluation du dollar et une diminution du déficit commercial américain. Le Japon fut pressé de stimuler sa demande intérieure.

On dit que c'est James Baker qui est à l'origine de la politique de libre-échange avec le Canada. Ami intime de George Bush, de l'élection duquel il fut l'organisateur en chef en 1998, il est nommé par la suite secrétaire d'État.

Le triomphe de la pensée unique

En 1989, se produisit l'événement majeur qui allait transformer considérablement la politique mondiale 0 l'écroulement de l'Union soviétique. La Guerre froide était maintenant terminée. Pour la classe capitalite, le jugement est sans appel 0 le capitalisme venait de triompher définitivement du socialisme

L'impérialisme américain domine avec arrogance. Les peuples du monde n'ont qu'à bien se tenir - comme on le vit lors des guerres du Golfe et du Kosovo. Quant aux travailleurs et travailleuses, ils font face aux politiques néolibérales qui se sont imposées partout à travers le monde, si bien qu'on peut maintenant parler d'un discours unique partagé par les différents partis politiques.

Les mesures keynésiennes, mises en place au lendemain de la guerre pour contrer l'influence soviétique et endormir le mouvement ouvrier, n'ont plus leur raison d'être. Le retour au capitalisme du XIXe siècle va de soi, le socialisme n'ayant été qu'un mauvais rêve. C'est le retour au business as usual. Avec, en fond de scène, le spectre d'une grande crise économique mondiale.

Friedrich von Hayek et Milton Friedman

Friedrich von Hayek est le théoricien de la pensée néolibérale. Il élabore ses théories au lendemain de la Première Guerre mondiale à Vienne, en Autriche. En 1923, il étudie à New York, puis retourne à Vienne, avant d'être invité en 1931 au London School of Economics. Il publie en 1946 La Route de la servitude, dont un résumé est publié dans le Reader's Digest.

La théorie centrale de Hayek est qu'il est impossible de planifier l'économie, le centre ne disposant jamais d'assez d'informations pour prendre une décision. Dans ces conditions, il ne reste qu'à s'en remettre au marché en postulant que les décisions individuelles prises par les millions d'agents économiques en fonction de leurs intérêts particuliers représentera l'intérêt collectif

Hayek dénoncera la théorie de Keynes (1) en disant qu'elle allait institutionnaliser l'inflation si elle était appliquée. Dès le départ, il affirme que le keynésianisme n'est pas une théorie économique mais une théorie politique élaborée spécifiquement pour mettre un terme à la crise politique qui prévaut en Grande-Bretagne au lendemain de la Deuxième Guerre.

En 1950, on retrouve Hayek à l'Université de Chicago qu'il quitte en 1960 pour se rendre dans les Alpes où il avait fondé en 1947 la Société du Mont-Pèlerin. Déjà, à la fin des années 1950, on parle d'une école économique distincte de l'école keynésienne, une école plus préoccupée par le pouvoir du gouvernement que par celui des multinationales.

En 1974, Hayek atteint la célébrité en recevant, conjointement avec Gunnar Myrdal, le Prix Nobel d'économie, créé en 1969 et décerné par la Banque de Suède. On raconte que le prix ne lui fut octroyé que pour faire pendant au prix donné au keynésien Myrdal, une grande figure du socialisme suédois.

Milton Friedman et les Chicago Boys

En 1946, professeur à l'Université de Chicago, Milton Friedman effectue son premier voyage en Europe pour participer à un séminaire donné par Friedrich von Hayek dans le cadre des activités de la Société du Mont-Pèlerin.

Friedman publie en 1962 Capitalism and Freedom. Il est conseiller économique du candidat Barry Goldwater à l'élection présidentielle de 1964.

Après le coup d'État au Chili en 1973, Friedman et les Chicago Boys conseillent le gouvernement du Général Pinochet et expérimentent leurs théories économiques. Ils mettent en vigueur la libéralisation des prix, du commerce et des activités du secteur financier. Les privatisations vont bon train, au point où, de 1973 à 1980, le nombre d'entreprises d'État passe de 500 à 25.

En 1980, Friedman abandonne l'enseignement et est embauché par le Hoover Institute, ce qui lui assure un lien direct avec le président Reagan et ses conseillers.

L'idéologie économique dominante

Les travaux de Hayek et Friedman ont déplacé le centre de gravité de la pensée économique du keynésianisme au néolibéralisme. Depuis 1974, huit professeurs de l'Université de Chicago et onze autres associés aux travaux de cette université ont gagné le Prix Nobel d'économie.

Les innombrables instituts de recherche, grassement subventionnés par le patronat, dont ils ont inspiré la mise sur pied dans différents pays, ont imposé mondialement l'idéologie néolibérale dans l'opinion publique.

Ses grands principes nous sont aujourd'hui bien connus 0 les problèmes économiques découlent non pas de l'action des entreprises mais de celle du gouvernement. L'inflation est causée par les déficits gouvernementaux et non par les profits des entreprises. La faiblesse de la croissance découle non de la surcapacité de production et de la faiblesse de la demande, mais de la réglementation gouvernementale et des salaires trop élevés.

(1) Pour une explication de la théorie de Keynes, voir l'aut' journal no 187.

La Commission Trilatérale

À l'origine de la Trilatérale, on retrouve le Council on Foreign Relations (CFR), une institution clé sur la scène politique américaine. Créé en 1921, au lendemain de la Première Guerre mondiale, par l'empire J.P. Morgan qui, déclinant, à la fin des années 1940, entre dans une alliance économique avec la famille Rockefeller.

Au cours des décennies suivantes, le CFR est le vivier des hommes qui détiendront les postes clefs de la politique étrangère au sein de l'administration américaine. Plus de 45% de ceux qui ont occupé ces postes ont fait leurs classes au CFR, avec un sommet de 57% sous Johnson, mais seulement un tiers sous Nixon.

Liés au CFR, on retrouve deux autres organismes importants, le Brookings Institute et la Ford Foundation. Fondé en 1916, le Brookings Institute a, par exemple, défini les politiques domestiques et de commerce international de l'administration Kennedy. Quant à la Ford Foundation, elle a financé à hauteur de 500 000 $ la création de la Trilatérale, la famille Rockefeller avançant un autre 150 000 $.

La Trilatérale a été mise sur pied pour coordonner les activités des classes dirigeantes de l'Amérique du Nord, de l'Europe et du Japon dans le contexte de la Guerre froide. Son membership était de 190 membres en 1975, de 320 en 1986.

Sont représentés les intérêts des transnationales, des grandes familles capitalistes, des banques et des institutions financières. Au milieu des années 1980, les deux tiers des plus grosses entreprises y siègent.

Le capital national n'en fait pas partie, il y a peu de représentants du complexe militaro-industriel et le tiers-monde est absent.

Sauf au cours des premières années de l'administration Reagan, l'ordre du jour des réunions du G-7 était le même que celui de la Trilatérale. La Trilatérale est évidemment très influente au sein de la Banque mondiale, du FMI, de l'OCDE et de l'OMC. Le dirigeant de l'OTAN, Lord Carrington, vient de la Trilatérale.

La section canadienne

Depuis 1991, la section canadienne est présidée par Allan Gotlieb, ancien ambassadeur du Canada aux États-Unis et conseiller chez Burson-Marsteller, la plus grosse firme de relations publiques et de lobbying,

On compte treize membres canadiens au sein de la Trilatérale dont Conrad Black, Paul Desmarais, Jacques Bougie de l'Alcan, Mickey Cohen de Molson, et Yves Fortier. Cet ancien ambassadeur du Canada aux États-Unis était le procureur du Canada dans la cause des trois questions soumises par le gouvernement du Canada à la Cour suprême à propos de la question du Québec et au centre des mesures quasi martiales en vigueur à Parthenais lors des procès liés aux Événements d'Octobre 1970.

Le rôle clé de la Réserve fédérale américaine

Paul Volcker venait de la Chase Manhattan Bank, propriété des Rockefeller, et était reconnu pour sa participation à la Bilderberg et à la Trilatérale. Il est nommé à la tête de la Réserve fédérale américaine avec pour mandat de casser l'inflation découlant des dépenses militaires astronomiques et des politiques expansionnistes.

Si l'inflation bénéficie à la classe moyenne propriétaire d'une maison dont l'évaluation augmente en même temps que baissent les paiements d'hypothèque, elle est l'ennemi des 10% des familles américaines qui possèdent 86% des avoir financiers du pays. De plus, l'inflation provoque la chute du dollar américain et déprécie d'autant les prêts des banques américaines à l'étranger.

Volcker, qui avait eu des disciples de Hayek comme professeurs à Princeton, était, comme l'était devenue au début des années 1980 l'élite économique américaine, partisan des dogmes monétaristes des Chicago Boys de Milton Friedman. Leur credo est que, pour casser l'inflation, il faut réduire l'émission d'argent par la Réserve fédérale et ralentir l'économie par la hausse des taux d'intérêts. En quelques années, les taux atteignent 20% et l'économie américaine entre en récession.

La Réserve fédérale venait de tourner les tables. On passe d'un marché d'emprunteurs à un marché de prêteurs. Les petites banques Savings & Loans, dont le portefeuille est garni de prêts hypothécaires, sont acculées à la faillite. Le dollar US atteint de nouveaux sommets et, de 1981 à 1983, les importations de produits manufacturiers augmentent de 55% et les exportations baissent de 19%. La production industrielle chute de 12%. Les patrons demandent des concessions à leurs ouvriers ou déménagent dans le tiers-monde. Les détenteurs de capitaux liquident leurs avoirs industriels et commencent à se lancer dans la spéculation financière.

L'étranglement du tiers-monde

En 1980, les banques américaines détiennent 40% de la dette des pays du tiers-monde et la flambée des taux d'intérêts leur assure de juteux revenus. Lorsque des pays comme le Mexique se retrouvent en faillite technique, la Réserve fédérale, qui avait observé sans réagir la faillite de géants industriels, se porte immédiatement à la rescousse des banques en difficulté.

Elle force les petites banques à venir en aide aux grosses, met à contribution les payeurs de taxes d'autres pays en faisant appel au FMI et à la Banque mondiale et se porte à la rescousse d'institutions comme la Continental Illinois Bank en la nationalisant purement et simplement pour lui éviter la banqueroute.

Lorsque Volcker est remplacé par Allen Greenspan, l'actuel président de la Réserve fédérale, la même politique est poursuivie. Volcker est aujourd'hui responsable de la Trilatérale pour l'Amérique du Nord et siège, entre autres, sur le conseil d'administration de Power Corporation de Paul Desmarais. Aussi, n'est-il pas surprenant que la Banque centrale du Canada ait suivi servilement les politiques de la Réserve fédérale américaine au cours des dernières décennies.

Les organisations de la droite républicaine américaine

Au cours des années 1970, l'industrie américaine est frappée par la concurrence étrangère. Des secteurs comme la construction et l'acier sont particulièrement touchés. Pour infléchir les politiques gouvernementales et contrer l'influence prépondérante des secteurs financiers tels ceux de la famille Rockefeller, ils décident, en 1973, de créer un regroupement patronal0 le Business Roundtable.

Parallèlement à cela se mettent sur pied des think tanks, des instituts de recherche de droite. Irving Kristol, un ancien trotskiste devenu columnist au Wall Street Journal est particulièrement actif en ce domaine. Dans ses articles, il s'en prend à toutes les institutions liées au groupe des Rockefeller et des financiers de la Côte Est0 le Council on Foreign Affairs, le Brookings Institute, la Ford Foundation, le New York Times et le Washington Post, les départements de sciences sociales des universités Harvard et Yale.

L'American Enterprise Institute et le Heritage Foundation

Deux instituts de recherche fondées à cette époque joueront un rôle clé dans la diffusion du néolibéralisme0 l'Americain Enterprise Institute (AEI) et le Heritage Foundation. L'AEI recrute dans ses rangs Milton Friedman et son budget atteindra 9,7 millions $ en 1980, soit un demi-million de plus que le Brookings Institute. Six cents corporations contribuent financièrement à l'AEI. Il conseille Nixon dans les années 1970 et après l'élection de Reagan en 1980, trente de ses membres se joignent à son administration.

Fondé en 1973, le Heritage Foundation a spécifiquement pour objectif de faire contrepoids au Brookings Institute. Il est financé dès le départ par le brasseur de bière Joseph Coors et Richard Mellon Scaife, l'héritier de la fortune des Mellon. Ce dernier injecte en huit ans 3,8 millions $ dans la fondation. En 1985, le budget de l'Heritage Foundation se compare avantageusement à celui du Brookings Institute et de l'AEI.

La croissance des lobbies

En même temps que plusieurs autres instituts du même genre sont créés, se développent une série de lobbies patronaux chargés d'intervenir auprès du Congrès pour bloquer toute législation hostile au patronat. Leur croissance est phénoménale. En 1971, 175 entreprises ont des lobbies enregistrés à Washington; en 1982, il y en a 2 445! En 1978, le monde des affaires a dépensé deux milliards en activités de lobbying à Washington.

Ces différents lobbies réussissent à bloquer la plupart des politiques progressistes proposées par Jimmy Carter. Il en va de même sous Bill Clinton, particulièrement lorsque ce dernier tente, au début de sa présidence, d'introduire un système de santé public copié sur le modèle canadien.

Ces groupements, en lien avec les groupes religieux conservateurs, réussissent à prendre le contrôle du parti républicain et, surtout, à imposer l'idéologie néolibérale comme idéologie dominante aux États-Unis.

Même le Brookings Institute s'est mis à produire des études favorables à la déréglementation et, en 1979, la Ford Foundation change d'orientation et défend certaines de ces mêmes idées conservatrices. Le New York Times et le Washington Post ne sont pas devenus les porte-parole du Business Roundtable ou du Heritage Foundation, mais ils ont démontré qu'ils pouvaient être intimidés par les pressions exercées par les grandes corporations, comme Mobil Oil ou Proctor and Gamble qui ont créé le Media Institute pour surveiller la couverture du milieu des affaires par les grands médias.

Hayek et la Dame de fer

Si les idées du théoricien néolibéral Friedrich Von Hayek sont devenues les dogmes des gouvernements à travers le monde, le mérite en revient d'abord et avant tout à Keith Joseph, ministre du gouvernement Thatcher, à propos duquel la Dame de fer a déclaré qu'elle n'aurait rien accompli sans lui.

L'année 1973 avait été une annus horribilis pour la bourgeoisie anglaise. Au choc pétrolier s'ajoutait une grève des charbonnages. L'inflation était à 15%. C'est à ce moment-là que Keith Joseph, qui avait été ministre dans le gouvernement Heath, décide de mettre sur pied un think tank de droite, l'Institute of Economic Affairs (IEA) pour donner une tribune à Friedrich von Hayek et Milton Friedman. Ce dernier déclarera plus tard que, sans l'IEA, il n'y aurait pas eu de révolution thatchérienne.

À cet institut plutôt académique, K. Joseph jumelle le Centre for Policy Studies (CPS) en lui donnant pour mission de convertir le Parti conservateur aux idées néolibérales. Il nomme, à la vice-présidence du CPS, Mme Thatcher qui avait rencontré Hayek et connaissait fort bien ses oeuvres.

Hayek à l'étude

Élue en 1970, Thatcher nomme K. Joseph secrétaire d'État à l'Industrie et ce dernier oblige tous les fonctionnaires de son ministère à se mettre à l'étude des ouvrages de Hayek.

Dès son élection, le gouvernement Thatcher entreprend son programmes de coupures sauvages dans le contexte d'un nouveau choc pétrolier. Sa cote de popularité dans les sondages tombe à 23% et ce n'est qu'en attisant le chauvinisme avec la guerre des Malouines qu'elle réussit à rétablir sa popularité et à se faire élire à la faveur d'un raz-de-marée en 1983.

Thatcher et Joseph avaient identifié deux obstacles majeurs à la mise en application de leur politique 0 les monopoles étatiques et le monopole syndical. Forte de leur nouvelle majorité, Thatcher et Joseph s'attaquent au monopole syndical lors de la célèbre grève des mineurs dirigée par Arthur Scargill en mars 1984. Un an plus tard, le syndicat des mineurs doit reconnaître sa défaite. Un indice de l'ampleur de la défaite du mouvement ouvrier 0 en 1979, pour chaque 1 000 travailleurs, il s'était perdu 1 274 jours de travail à cause de la grève. En 1990, ce nombre n'était plus que de 108.

À la tête du ministère de l'Industrie, K. Joseph s'attaque aux monopoles en privatisant le pétrole, le gaz, les aéroports, le téléphone, l'électricité, l'eau, etc. En fait, c'est Keith Joseph qui invente le mot privatisation parce qu'il croyait que le mot dénationalisation aurait une connotation trop négative.