Le sommet des bâtards

 


Les enfants de Maryse



Les romans sont des machines à faire rêver. En les lisant, nous prenons provisoirement congé du monde du travail et des luttes dans lequel se consume l'essentiel de nos vies. Ils nous proposent une évasion dans un univers parallèle à celui que nous habitons, étrangement semblable et en même temps fort différent, régi par une logique imaginaire parfois déconcertante qui rend tout possible.

C'est ainsi que les repères les plus familiers qui servent de cadres et de fondements à notre existence courante deviennent inopérants, inaptes par exemple à rendre compte de l'irruption du merveilleux et du fantastique, catégories invraisemblables dans notre monde mais tout à fait plausibles et naturelles dans l'espace de la fiction. Cette dimension inventive et ludique du roman, à travers laquelle s'accomplit sa fonction de connaissance, on en trouve une manifestation particulièrement réussie dans La conjuration des bâtards de Francine Noël .

Une saga du Québec moderne

Ce gros récit se présente comme le dernier volet d'une longue saga inaugurée par Maryse, premier roman de cette auteure publié au début des années 1980. Maryse, on s'en rappellera, se proposait comme un roman d'apprentissage construit autour d'un personnage de jeune femme initiée au monde dans le contexte turbulent des années 1970. Maryse devait trouver sa voie et sa voix propres dans le cadre du féminisme militant et de la radicalisation des luttes sociales et politiques qui marquèrent cette période. Le personnage faisait donc ses premiers pas de jeune femme sur le plan amoureux et professionnel dans une époque de bruit, de fureur et de passion dont la fièvre allait retomber au tournant des années 1980. Ces années de grisaille seront évoquées à leur tour dans le second volet de la saga, Myriam première, centré sur l'univers de l'enfance des fils et des filles des héroïnes du récit inaugural, devenues adultes et intégrées progressivement dans une société conformiste et bien-pensante.

La conjuration des bâtards reprend ces personnages quinze ans plus tard, les situant dans la période immédiatement contemporaine de sa rédaction, c'est-à-dire dans le ici et le maintenant de la présente réalité québécoise et internationale caractérisée par la mondialisation néo-libérale. Le cadre de la saga s'est donc élargi et le roman nous donne à lire un portrait de groupe plutôt qu'un récit individualisé, structuré autour d'un personnage central.

Nous avons donc affaire à une vaste et ambitieuse construction polyphonique qui s'organise autour d'une grande famille constituée par trois noyaux de base 0 celui formé par François Ladouceur, universitaire et écrivain, de Marïté Grand'-Maison, son épouse députée à Québec, et de leurs enfants; celui réuni autour d'Elvire Légaré, muse et masseuse , ancienne maîtresse du poète national, Adrien Oubedon, et de leurs enfants adultérins; celui formé enfin de Maryse O'Sullivan, l'héroïne du premier récit, romancière professionnelle, de Laurent, son conjoint aménagiste et militant tiers-mondiste, et de leur enfants adoptifs. Cette famille élargie est elle-même en profonde interconnexion avec de nombreux personnages qui lui sont associés à travers des liaisons amoureuses ou des relations d'affaires, si bien que le personnel romanesque est ici particulièrement nombreux et ramifié, à l'image d'un monde complexe et grouillant dont il offre une condensation révélatrice des grandes tendances de l'époque.

Une fresque d'époque

L'unité du récit est assurée par la mise en place d'un événement-pivot, la tenue d'un grand Sommet de la fraternité universelle à Mexico, auquel tous les personnages participent d'une manière ou d'une autre. Cet événement assure en effet non seulement l'unité d'action du récit qui, autrement, se disperserait en de multiples directions, mais son unité thématique 0 sur quelles bases construire une civilisation qui puisse favoriser la justice et l'égalité entre tous au moment où nous entrons dans un nouveau millénaire? C'est cette question qui sert d'une certaine manière de problématique au propos central du récit qui, en cela, s'avère d'une brûlante actualité.

La dimension affective - car il s'agit aussi d'un roman d'amour - et la dimension policière du texte - le récit prenant par moments la forme d'une enquête sur un énigmatique personnage incarnant la nouvelle classe dominante sur le plan international sont intégrées dans le cadre englobant d'une intrigue politique dont le Sommet de la fraternité constitue le point tournant. C'est dans ce lieu et lors de cet événement que se nouent et se dénouent les liaisons amoureuses et qu'intervient la mort de Maryse, assassinée au cours d'un attentat terroriste, sa disparition ponctuant de manière dramatique la fin du cycle.

C'est dans ce cadre événementiel global qu'est également formulé le thème central de la bâtardise et du métissage qui est modulé à de nombreuses reprises et de plusieurs manières. On le retrouve dans le nomadisme de la grande tribu que forment les personnages fictifs, dans l'affrontement historique des Catholiques et des Musulmans à Grenade en 1492, évoqué au tout début du roman, dans le destin tragique de Louis Riel et des métis de l'ouest canadien, dans le projet d'écriture de François Ladouceur, une saga des survivants axée sur la rencontre et le mélange des peuples et des cultures, dans les études universitaires d'Hugo sur le phénomène de la bâtardise, enfin dans le projet d'un manifeste international, conçu au Sommet de la fraternité, qui porterait précisément le titre de La conjuration des bâtards, que l'auteure elle-même a retenu comme emblème de son roman.

L'utopie contre le marché

Ce thème central est lié par ailleurs à celui de la nouvelle domination marchande qui s'étend aujourd'hui à l'ensemble de la planète. L'unité de la nouvelle civilisation bâtarde, cosmopolite, métisse, doit en effet se construire sur d'autres fondements que ceux offerts par l'expansion apparemment sans limites du marché avec les conséquences désastreuses qui en résultent pour les peuples et les masses qu'il déstructure et disloque en les asservissant.

Ce processus historique concret, le roman le donne à lire, bien sûr, à travers des destins individuels et des histoires singulières. Il ne soumet ni analyse en termes conceptuels, ni thèse explicite mais, il appelle à voir et à comprendre de l'intérieur, pour ainsi dire, la grande transformation économique et sociale qui affecte le monde moderne, le détruit et le réforme selon une logique économique désormais toute puissante qui régit entièrement nos vies. Et il ne le fait pas d'abord sur le mode réaliste, par une transposition directe du monde réel, mais à travers une représentation qui relève souvent du fantastique - Dieu et le Diable, par exemple, constituent des figures naturelles dans cet univers - et qui crée une distance sur le mode ironique. La fantaisie relativise ainsi l'esprit de sérieux qui imprègne par ailleurs le roman, en rendant du coup la leçon non seulement instructive mais jouissive.

C'est là la grande force du roman dans ses réalisations les plus accomplies 0 nous donner à lire et à comprendre la réalité brutale de notre monde par des moyens artistiques qui, à première vue, paraissent s'en éloigner et le mettre à l'écart au profit d'un univers purement imaginaire. Or, c'est cette distance qui permet au contraire de prendre une plus juste mesure du réel comme l'illustre si bien La conjuration des bâtards, expression remarquable de la nature complexe, contradictoire sinon chaotique, du monde tel qu'on le déconstruit aujourd'hui.