Les Anglais nous ont conquis les Français nous ont volés

 

Dans son dernier ouvrage, le tome dixième de l'Histoire de la Nouvelle-France, consacré au régime militaire (1759-1764), Marcel Trudel s'emploie à montrer, preuves à l'appui, que le gouvernement provisoire, établi par les Anglais, dès la défaite des plaines d'Abraham, ne fut pas tout à fait, pour nous, le grand malheur dépeint par Garneau, Crémazie et Brunet.

Cela fait-il de lui l'émule scientifique de Thomas Chapais et de l'abbé Arthur Maheux, dont le loyalisme était exemplaire ? Oui et non. L'oeuvre de Trudel se nourrit d'une secrète fascination devant la puissance et la libéralité anglo-saxonnes, sentiment qui se révèle même, au grand jour, dans l'Initiation à la Nouvelle-France (1968) et, surtout, dans l'autobiographie Mémoires d'un autre siècle (1987). Mais l'amour du détail, la passion de l'anecdote, tant décriés par la plupart de nos historiens universitaires, entraînent Trudel vers les sommets de la nuance et du détachement. Loin du tintamarre des théoriciens, notre érudit poursuit le travail méticuleux de ces modestes ouvriers de l'histoire que furent Benjamin Sulte, Pierre-Georges Roy, Édouard-Zotique Massicotte, Aegidius Fauteux et tant d'autres.

Un tableau tout à la fois horrible, désinvolte et truculent

Cela donne un tableau tout à la fois horrible, désinvolte et truculent. D'un côté, Messieurs les Anglais arrosent Québec d'une pluie de bombes, incendient presque toutes les maisons sur les deux rives du Saint-Laurent, de La Malbaie à la Baie-Saint-Paul, de Saint-Roch-des-Aulnaies à Sainte-Anne-de-la-Pocatière. De l'autre, le roi d'Angleterre, George III, qui deviendra complètement fou dans peu de temps, se félicite, dit-on, de la conquête du Canada à cause de la beauté des Canadiennes. Les officiers britanniques, qui partagent ses sentiments à ce sujet, se font un point d'honneur de parler français, et quand, à leur grande honte, ils ne maîtrisent pas cette langue raffinée, ils usent du latin... L'anglais est encore une langue sans prestige, qu'on abandonne volontiers à une classe bien méprisable, mais fort utile à l'Angleterre0 les marchands. Mais nos Britanniques, tout férus d'élégance soient-ils, transforment le collège des jésuites de Québec, seul établissement d'enseignement secondaire du Canada, en caserne et en entrepôt, comme pour mieux nous reprocher, plus tard, d'être un peuple ignorant.

Si les Anglais prétendent nous libérer du despotisme, en oubliant que l'Angleterre d'alors reste beaucoup plus féodale que ne l'a jamais été le Canada, ils ne répugnent pas à acquérir des seigneuries et à devenir, ainsi, seigneurs à la canadienne. Certes, les treize colonies américaines, en particulier celles du nord, apparaissent, déjà, comme un exemple de liberté pour tous les peuples du Nouveau Monde. Mais c'est justement pour contrecarrer leurs velléités d'indépendance que Londres se montre conciliant avec nous, tout particulièrement avec notre clergé.

Le sulpicien Montgolfier, une tête aussi enflée que les montgolfières de ses neveux

La métropole a besoin d'une piétaille papiste d'Ancien Régime, dont l'esprit est proche, par bien des côtés, de l'anglicanisme et du royalisme britannique, pour refroidir l'ardeur puritaine et républicaine qui, chez nos voisins, risque de provoquer la révolution. En plus d'intervenir dans la nomination des curés, le gouverneur Murray, tout protestant qu'il soit, se permet même de désigner le nouvel évêque 0 l'obséquieux Briand, à la place de celui que les chanoines ont élu 0 le sulpicien Montgolfier, une tête aussi enflée, paraît-il, que les montgolfières de ses illustres neveux.

L'à-plat-ventrisme, bien évident, de notre clergé ne lui était peut-être pas naturel. Dans un souci de scrupuleuse objectivité, Trudel mentionne des prêtres qui se prenaient pour des soldats 0 François-Auguste de Terlaye, François Picquet, Joseph-Basile Parent, Charles d'Youville, René Portneuf... Nous sommes, bien sûr, au XVIIIe siècle, l'ultramontanisme ne triomphera qu'au siècle suivant, lorsque le pape, voyant sa souveraineté temporelle menacée par la révolution, renforcera son autorité spirituelle et se rangera du côté du syndicat des princes, en insistant plus que jamais sur la soumission au pouvoir établi. En 1760, le clergé, dont les chefs sont français plutôt que canadiens, se sent presque aussi proche de la France que du pape.

Le début d'une honteuse collaboration officielle entre le clergé et le conquérant

Mais les Anglais auront vite raison de sa mince fibre gallicane, en usant à la fois de la carotte et du bâton. Certes, on laisse entrevoir que le clergé conservera ses privilèges, notamment la dîme, mais on a soin de préciser, dans le traité de Paris, que la pratique du culte catholique se fera en tant que le permettent les lois de la Grande-Bretagne .

Avec raison, Trudel parle d' une Église tenue en servitude et considère que Murray n'avait pas prévu que les prêtres, par crainte du protestantisme, nous assisteront, de biais, dans notre lente et astucieuse résistance à l'assimilation. Mais l'historien aurait pu vaincre sa pusillanimité naturelle et dire, avec tristesse, que le régime militaire marque, malgré tout, le début d'une honteuse collaboration officielle entre le clergé et le conquérant.

Trudel est beaucoup moins précautionneux, lorsqu'il s'agit de la France. Nul mieux que lui ne met en évidence cette pénible vérité 0 si les Anglais nous ont conquis, les Français nous ont volés. La France ne remboursa, en effet, que le quart de l'argent de papier (monnaie de cartes, ordonnances, lettres de change, certificats) qui avait cours au pays, avant la Conquête britannique, en prétextant les gabegies de l'intendant Bigot et de sa bande. Une perte de onze millions et demi de livres pour une population de quelque 70 000 habitants !

Notre trop fameuse infériorité économique se dessine déjà. La concurrence déloyale des marchands anglais, qui auront les faveurs du nouveau pouvoir colonial, fera le reste. Sous le régime militaire, la quasi totalité des entrepreneurs, dans la traite des fourrures, demeurent des Canadiens. Et si l'on considère toutes les branches du commerce, les Britanniques ne forment qu'un cinquième des marchands. Inutile de dire que la proportion changera rapidement. La suppression des monopoles du Régime français par l'Angleterre, mesure bonne en soi, suscitera une liberté des échanges qui profitera surtout aux Anglais et aux Écossais.

Le mythe de la décapitation de notre société

Tout en relevant la présence encore massive des Canadiens dans le négoce, entre 1759 et 1764, Trudel ne manque pas de détruire, une fois pour toutes, un mythe tenace 0 celui de la décapitation de notre société, à la suite de la Défaite. Les officiers français, venus au Canada pour faire la guerre, les hauts fonctionnaires, les marchands étroitement liés à la France, avaient tout intérêt à poursuivre leur carrière de l'autre côté de l'Atlantique. Mais les officiers canadiens, sauf de très rares exceptions, restèrent au pays ou y rentrèrent, déçus par la froideur de l'Ancien Monde. Quant à nos marchands, c'est ici qu'ils trouvèrent tout naturellement leur profit. Pour ce qui est des autres notables, le Canada ne perdit que treize prêtres, deux religieuses, quatre notaires et seize seigneurs. Moins d'une centaine de nobles émigrèrent.

L'austère discipline que s'impose Marcel Trudel, dans son livre consacré au régime militaire, ne lui permet guère d'établir des rapports avec les événements ultérieurs. Pourtant, que de raccourcis lumineux viennent à l'esprit !

Le cynisme des Anglais et des Français est sans bornes. Encore plus favorisés par l'Acte de Québec (1774) que par le traité de Paris (1763), nous pénétrons au plus intime de l'histoire de l'Occident contemporain, grâce aux froides stratégies du conquérant. Le rétablissement du droit civil français, l'admission des catholiques au Conseil législatif, l'élargissement des frontières de la Province of Quebec jusqu'au Mississippi figureront parmi les motifs sur lesquels s'appuiera la Déclaration d'indépendance des États-Unis, en 1776. Après nous avoir abandonnés et volés, la France, par la bouche de d'Estaing et de La Fayette, nous invite à la libération en laissant croire aux Américains que la Province of Quebec deviendrait leur quatorzième État. Mais son arrière-pensée est claire 0 elle n'entend pas du tout contribuer à la conquête de ce territoire, car le schisme anglo-saxon sert ses intérêts, comme Trudel l'a bien montré, dès 1949.

Notre révolte contre l'Ancien Monde

C'est d'ailleurs cette même France qui, pour obéir au jeu des alliances, cède secrètement à l'Espagne, dès 1762, le fruit de notre aventure continentale, l'immense Louisiane, que d'Iberville et Bienville, tous deux natifs de Montréal, avaient fondée. Et ce sont, en particulier, les Canadiens de Louisiane qui, après avoir secoué le joug espagnol, créeront, en 1768, dans les faits, la première république autonome du Nouveau Monde, presque huit ans avant l'indépendance américaine. Mais, moins d'un an plus tard, les Espagnols reprendront le territoire et feront exécuter plusieurs des chefs de l'insurrection.

Notre révolte contre l'Ancien Monde, qui touche au plus profond de l'inconscient, se manifestait de manière indirecte et inattendue ; elle se poursuivra, ici même, dans une clarté de plus en plus grande. Louis-Joseph Papineau et, plus tard, René Lévesque sauront à quoi s'en tenir, lorsqu'il sera question de la non-indifférence de la France et de la bienveillance de l'Angleterre.

Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle-France, t. X, Le Régime militaire et la disparition de la Nouvelle-France (1759-1764), Fides, 1999.