La gauche a-t-elle un avenir ?

 

Si la gauche est toujours nécessaire et plus que jamais en cette période dominée par une nouvelle forme de capitalisme dont la domination paraît quasi totale, il semble que cette évidence ne s'impose plus même aux citoyens habituellement considérés comme progressistes. C'est à tout le moins ce que font ressortir les résultats de la dernière élection au Québec.

Retour sur les élections de l'automne 1998

L'élection de novembre 1998 a en effet confirmé l'hégémonie politique des deux grandes formations libérales et conservatrices que constituent le Parti libéral et le Parti québécois 0 libérales sur le plan des mentalités et des moeurs, conservatrices sur les plans économique et social. L'opposition, pour l'essentiel, s'est exprimée à travers l'Action démocratique du Québec de Mario Dumont, qui a accru de manière importante son audience électorale sans toutefois en tirer des bénéfices parlementaires. Et cette opposition, même si elle a sans doute obtenu l'appui d'une partie de la jeunesse qui pouvait se reconnaître dans la fraîcheur juvénile de Mario Dumont, est, on le sait, encore plus conservatrice que les deux vieux partis.

La gauche, pour sa part, a réalisé le score vraisemblablement le plus insignifiant de toute son histoire, ne récoltant même pas 1 % du suffrage populaire. Un score d'une faiblesse telle que seuls des militants très convaincus - et encore ! - pourront accepter tant bien que mal et qui en découragera sûrement de nombreux autres à la foi plus vacillante. Un score, en tout état de cause, qui appelle une réflexion sérieuse chez tous ceux qui défendent encore la nécessité d'une alternative politique au système en place et qui ne s'est guère manifestée jusqu'ici.

Comment expliquer en effet la contradiction flagrante existant entre une situation socio-économique dégradée, caractérisée par le chômage, la précarisation, la pauvreté et l'exclusion, donc potentiellement explosive, et les résultats objectivement conservateurs de la dernière élection ? Comment expliquer cette absence de traduction politique conséquente du malaise social ou, si l'on préfère, sa traduction aliénée, déformée, inversée, à travers l'appui donné aux forces du statu quo ?

On peut, bien entendu, esquiver la question en invoquant l'observation de Marx voulant que les idées dominantes, à chaque période historique, soient celles de la classe dominante qui sait les imposer à ceux-là mêmes qu'elle opprime et qui en font les frais. La domination idéologique du discours néolibéral dans nos sociétés paraît confirmer cette thèse qui n'explique cependant pas tout. Elle ne rend pas compte notamment de l'incapacité de la gauche, non pas tant de formuler un contre-discours crédible comme le croient certains qui considèrent ses analyses dépassées, mais bien de le faire partager par ceux qui auraient objectivement intérêt à le reprendre à leur compte dans leurs actions quotidiennes aussi bien que sur le terrain proprement politique.

Revoir le programme

Si les dominés et les exclus de ce monde ne se reconnaissent pas dans l'alternative que leur proposent les militants progressistes, c'est que manifestement quelque chose ne va pas, soit au niveau du contenu même de l'alternative, du programme qu'elle présente, soit au niveau de sa diffusion, le message n'atteignant pas ceux à qui il est adressé. C'est sur ces deux plans - programmatique et communicationnel - qu'il convient donc de s'interroger si on entend dénouer une impasse qui, autrement, risque fort de se perpétuer jusqu'à la fin des temps.

Dans un article publié dans Le Devoir quelque temps après l'élection (le 16 décembre 1998), Alexandre Boulerice, ancien président de la région de Montréal du Parti de la démocratie socialiste (PDS), reconnaissant d'emblée la responsabilité propre de la gauche dans sa catastrophique déconfiture électorale, pointait trois difficultés majeures liées pour une part au programme et à sa diffusion, ainsi qu'on vient de le signaler, et pour une autre part à la capacité des militants progressistes de travailler de concert avec d'autres, à l'intérieur de la mouvance de gauche d'abord, à sa périphérie par la suite.

En ce qui concerne le programme, il faisait remarquer avec raison que celui-ci doit être non seulement généreux mais crédible, capable de persuader les électeurs qu'il est réalisable, faisable, qu'il ne se situe pas dans le registre de la pure utopie. C'est là une tâche nécessaire pour laquelle des spécialistes peuvent et doivent être mis à contribution de manière plus exigeante qu'on ne l'a fait jusqu'à maintenant.

Changer le discours

Ce programme réalisable , chiffrable dans la mesure du possible, il faut ensuite le rendre accessible, compréhensible à la masse des électeurs que le langage trop souvent codé et hermétique, caractéristique du discours militant, rebute et décourage. Il faut rendre en termes clairs et opérationnels le langage de l'analyse, expliquer concrètement comment se manifeste la domination à travers des politiques et des programmes. Il faut également montrer comment elle peut être renversée au profit d'une organisation sociale plus équitable à travers tout un ensemble de réformes visant à transformer effectivement - et non de manière purement rhétorique - le monde au profit du plus grand nombre.

Ce changement de langage, que même les militants jugent nécessaire, ne va pas de soi; il suppose des transformations majeures dans les habitudes discursives de groupes qui fonctionnent très largement comme des réseaux d'initiés. De tels groupes opèrent, on le sait, sur la base d'une sous-culture spécifique au groupe, qui se développe en vase clos et qui demeure largement incompréhensible à qui n'en fait pas partie. Pour démocratiser cette sous-culture groupusculaire, pour la rendre ouverte et accueillante, il faudra donc, non seulement ouvrir largement les portes des organisations, mais changer les règles qui président à leur fonctionnement et à leurs usages langagiers. Cela impliquera rien de moins qu'une véritable révolution des mentalités qui est loin d'être acquise car elle s'oppose à la paresse des habitudes qui domine là comme ailleurs par sa simple force d'inertie.

Travailler en convergence

En supposant que les difficultés liées au programme et à sa diffusion soient surmontées, il faudra encore, selon Boulerice, que les militants de gauche apprennent à travailler ensemble. Cela n'a pas été le cas lors de l'élection de novembre, la coalition arc-en-ciel dont certains avaient rêvé au cours des mois précédents ne s'étant pas réalisée. Selon ses promoteurs, appartenant pour la plupart au RAP, il s'agissait de présenter, dans chacun des comtés, le candidat apparaissant le mieux placé, indépendamment de son appartenance à telle ou telle organisation spécifique.

Cet objectif, pourtant très modeste, n'a pu être atteint, si bien que c'est en ordre dispersé que la gauche s'est manifestée, les groupes communistes ne présentant que quelques candidats, de même que le RAP, le PDS seul étant représenté sur tout le territoire avec ses quatre-vingt-seize candidats (qui, pour plusieurs, n'étaient guère plus que des poteaux ne faisant pas vraiment campagne). La coalition arc-en-ciel n'a même pas pu être mise sur pied minimalement, de manière conséquente, entre les militants du RAP et ceux du PDS qui se méfiaient les uns des autres et qui étaient réticents à s'engager dans une bataille commune. Bref, l'espérance suscitée par les premières affirmations publiques du RAP au cours de l'année précédente n'a pas généré les fruits électoraux escomptés, si l'on excepte la performance remarquable - mais malheureusement unique - de Michel Chartrand dans le comté de Jonquière.

Cette impuissance électorale, à mon sens, est la conséquence directe d'un refus plus ou moins conscient de s'inscrire dans l'espace politique institutionnel avec ce que cela implique, tant sur le plan programmatique que sur le plan organisationnel. Elle traduit, sans doute involontairement, une hésitation à rompre avec la culture groupusculaire, rejetée dans le discours mais intériorisée dans les pratiques.

En finir avec le gauchisme

Le RAP, bien malgré lui, reprend trop souvent, sur le mode d'un réflexe incorporé, les traditions sectaires de la gauche québécoise des dernières décennies. Ces travers, il le sait pourtant, ont compromis l'émergence de cette gauche en tant que grande force politique organisée, pouvant représenter effectivement une alternative crédible au régime actuel.

De plus, en se situant à l'extrême-gauche sur le plan idéologique, alors qu'il n'existe même pas ici une gauche classique qui pourrait légitimer en partie une telle option comme c'est le cas par exemple en France, il se condamne à la marginalité, sinon à la mort douce, laissant comme ses prédécesseurs toute la place aux forces du statu quo. À moins d'un improbable sursaut, je ne peux m'empêcher de penser que c'est vers cela que nous nous dirigeons inexorablement, répétant sans trop nous en rendre compte un scénario déjà écrit dont nous devrions pourtant connaître la conclusion fatale 0 notre disparition, entraînant du coup pour un temps la fin des espérances dont nous demeurons malgré tout les porteurs.