La relève littéraire au féminin

 


D'une lune à l'autre



Sylvie Nicolas

Anastasie ou la mémoire des forêts

Poésie, Québec, Le Loup de Gouttière, 1999.

En dix chants, en dix instants de la nuit, une femme marche dans les traces d'une tortue sans âge pour retrouver la mémoire de l'intemporel, ce brassage infini de vies et de morts, de guerre et d'amour. Cette voix juste, belle et profonde convie mots et images pour dire l'indicible et faire reculer la mort. Dès le deuxième instant de cette nuit, la voix de la mémoire nous parle des bébés-filles de Chine, des yeux des musulmanes, des vieilles édentées, des enfants du Brésil. Et nous la comprenons aussi quand elle dit 0 Je meurs trop souvent / entre les bras des hommes penchés sur moi.

Dans ce ciel de Troie [...] au ventre rempli de guerriers , Anastasie, l'enfant sauvage, se demande devant tant de rêves et de paysages dévastés s'il ne faudrait pas recoudre les paupières du monde/pour enfin voir le soleil se lever. Monde cruel et aveugle où des millions de sans-yeux / dansent pourtant / à cœur de jour / sur l'écran de leur quotidien / assis à regarder / passer leur vie . Au bout du chemin, que reste-t-il sinon l'absolue nécessité d'aimer , l'impertinence d'avoir osé porter, avec les yeux ouverts et le refus de se taire, cette folie de la mémoire vive tout en sachant ne pouvoir rien arrêter .

Depuis 1992, Sylvie Nicolas poursuit tout en illustrant elle-même ses livres, une œuvre diversifiée qui compte déjà une quinzaine d'ouvrages 0 de la poésie, des romans, des nouvelles, du théâtre, des contes pour enfants. Dans Anastasie ou la mémoire des forêts, elle nous invite à suivre le cheminement d'une conscience exigeante et engagée dans le destin du monde, en nous rappelant qu'il n'est pas trop tard pour empêcher la mort de faire basculer la vie dans l'oubli. Avec des mots d'amande douce et de cuir souple , cette langue au rythme souverain nous porte dans la chaude intimité d'une pensée vaste.

Patricia Posadas

Marjorie Stonehenge

Roman, Montréal, Point de fuite, 2000.

Marjorie Stonehenge est le premier roman de Patricia Posadas, professeure de littérature à Rimouski, publié par la nouvelle maison d'édition Point de fuite, fondée par Andrée Yanacopoulo et Emmanuel Aquin. Ce roman d'anticipation n'est pas sans évoquer Le meilleur des mondes de Huxley ou l'œuvre de Lewis Carroll et de Kafka, en montrant à quel point l'écart est mince entre le réel et l'imaginaire. Tout en nous tenant constamment en haleine, Posadas nous fait pénétrer dans un monde de femmes qui, au fil des ans, ont éliminé les hommes et ont pu, grâce à la science, ne reproduire que des filles, unies par une dieue en qui chacune peut se reconnaître. Un monde étouffant où les femmes, sauf à de rares moments, sont dépourvues de tendresse les unes pour les autres.

Thriller philosophique bien écrit et habilement construit, ce roman vient à point nous rappeler qu'il faut se méfier des rêves qui, en s'inscrivant dans la réalité, ne remettent pas en question la hiérarchie du pouvoir et laissent l'idéologie, au nom de la libération, nous plonger dans un monde totalitaire dont toute altérité est exclue. Le matriarcat, pouvoir des femmes, n'est pas plus désirable et porteur de liberté que son contraire. C'est ce que fait ressortir avec talent Patricia Posadas. En fermant le livre, on ne peut cependant s'empêcher de se demander si l'auteure croit qu'il est possible d'échapper à cette conception manichéenne du monde. Tout se passe comme si la révolte des femmes ne pouvait avoir d'autre ambition que de prendre la place des hommes au pouvoir, voire même de les éliminer, et non d'abolir tout rapport de pouvoir entre les êtres.

Claudette Frenette

Comment faire taire une oiseau ?

Nouvelles, Québec, Le Loup de Gouttière, 1999.

Dans cette oeuvre forte et intense de Claudette Frenette, la quintessence d'une vie de femme est la violence qui marque toutes ses relations aux autres, de la naissance à la mort. Et l'auteure ne recule pas devant le constat d'une totale incompatibilité entre les hommes et les femmes, génératrice de rapports violents qui mènent souvent à la mort les femmes de ces nouvelles. Cette violence insurrectionnelle féminine, présente tout au long du livre, semble la seule option libératrice.

Dans La Femme eunuque , Germaine Greer déclare que les femmes ne réalisent pas à quel point les hommes les haïssent. Ici, les femmes le savent et refusent de subir passivement le mensonge, la déloyauté et l'abus, et elles rendent coup pour coup avec la force du désespoir. La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil , écrit le poète René Char. Cette lucidité informe impitoyablement chacune des protagonistes. Et, avec un grand art de la chute, chaque nouvelle se termine sur l'exacerbation d'une conscience.

Le contraste est constant entre une écriture empreinte de poésie et la cruauté de la trame dans la plupart des nouvelles 0 Le père arrivé à l'improviste, frappe durement leurs têtes pour empêcher les rêves de prendre forme. Cet homme a de tels élans de destruction que les petits se mettent à vouloir lui ressembler pour se protéger d'eux-mêmes. La mère les regarde glisser sur les serpents de leurs jeux. Elle n'y peut rien. Des forêts de chairs en lambeaux qui traînent. Le frère et la soeur s'égarent puis s'enlacent, chastes comme des pierres. (p. 69) Le livre est illustré par la fille de l'auteure, Geneviève Chiasson, en pleine convergence au féminin . Ce premier recueil de nouvelles de Christiane Frenette fait montre d'une qualité d'écriture exceptionnelle, d'un regard d'une acuité hors du commun.