Le tiers-monde financera lui-même l'annulation de sa dette !

 

En juin dernier, à Cologne, le G8 annonçait l'annulation de la dette des pays pauvres très endettés. Septembre 99, le FMI prend les choses en main et affirme que les trois quarts des pays éligibles devraient jouir de cette annulation avant la fin de l'année suivante. Cependant, au moment de la publication du rapport de mi-échéance du FMI, on constate que seulement trois pays ont pu bénéficier d'une remise moyenne de 35 %.

Jusqu'à la fin des années 70, dans le contexte de la guerre froide, l'Occident a prêté des milliards de dollars au tiers monde en aide au développement afin d' assurer la stabilité dans les pays concernés, multipliant la dette de ceux-ci par quinze en autant d'années, tout en fermant les yeux sur l'utilisation réellement faite de cet argent.1

Le tiers monde profitant alors de la crise économique sévissant au Nord, les taux d'intérêt étaient plus bas que l'inflation. Cependant, dès 1979, les pays créanciers haussent de nouveau le loyer de l'argent, qui fait un bond moyen de près de 300 % en trois ans. En Amérique Latine, par exemple, le taux d'intérêt réel moyen passe de négatif 3,4 % dans les années 70 à positif 27,5 % en 1982. Il ne faut donc pas s'étonner qu'au cours de cette même année, Mexico se déclare incapable de rembourser sa dette.

FMI, mon sauveur !

L'Occident saisit immédiatement l'occasion de s'ingérer dans les politiques financières des pays moins développés. Par le biais du FMI, il accorde de nouveaux prêts au tiers monde, afin de l'aider à rembourser les vieux, tout en imposant le respect des Plans d'ajustement structurel (PAS). À cause de ces plans, l'Afrique subsaharienne, par exemple, se retrouvait, en 1996, à payer 14,5 milliards au service de la dette, soit quatre fois plus que ses dépenses en santé. C'est dans le cadre de ces mêmes plans que le Mozambique s'est vu imposer en 1995 l'obligation d'accorder 33 % de son budget au remboursement de la dette, alors que ses dépenses en santé et en éducation correspondaient respectivement à 3,3 et à 7 % de son budget.

C'est donc grâce à cette généreuse aide que le tiers monde a vu sa dette quadrupler depuis le début des années 80, pour atteindre 2 500 milliards de dollars en 19992, sans parler de la santé et de l'éducation, premières victimes des coupures budgétaires - quoique de toute façon, avec les privatisations, une part croissante de la population n'ait tout simplement plus accès ni à l'une ni à l'autre - ou encore des centaines de milliers de fonctionnaires jetés à la rue.

En fait, ces PAS, loin d'aider les pays auxquels ils sont imposés, ne font qu'officialiser le rôle de la dette dans la domination quasi esclavagiste du Nord sur le Sud, forçant ce dernier à n'investir que dans la production de biens de consommation destinés à l'exportation à bon marché.

C'est en se basant sur ces faits que dix-sept millions de signataires du Jubilé 2000 se sont prononcés en faveur de l'annulation immédiate et totale de cette dette inique3 par les pays du G8.

Un cadeau tombé du ciel

Lors du sommet de Cologne de juin 1999, pendant lequel s'était formée une chaîne humaine de neuf kilomètres, le G8 annonce que la dette des pays pauvres très endettés (PPTE) sera annulée à hauteur de cent milliards de dollars4, ce qui équivaudrait à une annulation de 90 %.

De plus, le FMI s'engage à s'assurer qu'au moins les trois quarts des pays éligibles puissent obtenir la remise de leur dette avant la fin de l'année suivante. Remplaçant ses plans d'ajustement par les pompeux cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté (CSLP), il annonce l'annulation des dettes et la réduction de la pauvreté .

Le mois suivant, Ottawa va plus loin, annonçant une remise de 100 % imitée, en septembre, par Washington, puis quelques mois plus tard par Londres, Paris et Rome.

Offrirait-on enfin une chance au Sud de se sortir de la misère ? La plupart des groupes populaires crient hourra, mais plusieurs plates-formes nationales du Jubilé 2000 du tiers monde flairent l'arnaque et créent Jubilé Sud.

Les mathématiques dans tous leurs états

Les économistes du FMI et des gouvernements du G8 n'ont manifestement pas fréquenté les mêmes bancs d'école que le commun des mortels, ce qui explique sans doute pourquoi ils ne songent pas à préciser sur quelles théories mathématiques ils s'appuient pour affirmer que les remises de cent milliards annoncées correspondent à 90 % de la dette des pays pauvres, qui s'élève, rappelons-le, à 2 500 milliards...

On peut très légitimement se poser la question. La réponse est pourtant simple 0 ce sont les créanciers qui, par le biais du FMI, fixent le seuil de pauvreté à être utilisé - seuil (forcément très objectivement) fixé à moins de 700 dollars par habitant par an, compte non-tenu de la répartition duale des richesses !

Ensuite, pour qu'un pays soit considéré comme fortement endetté, sa dette doit être d'au moins deux fois supérieure à ses exportations nettes5. Le FMI est bien aise d'imposer cette condition, puisque les PAS qu'il impose déjà aux pays fortement endettés forcent ceux-ci à majorer leurs exportations vers l'Occident, au détriment des populations locales, qui doivent se contenter des restes.

Évidemment, le pays doit aussi présenter un projet de CSLP qui satisfasse les conditions du FMI. À ce jour, dix pays ont pu présenter un tel projet, et on estime qu'en tout, seulement 24 pays pourraient être à même de produire un tel projet d'ici plusieurs années. Sont évidemment exclus à cette étape les pays qui n'offrent pas suffisamment de garanties politiques . Faut-il ainsi s'étonner de ce qu'un pays tel le Soudan, par exemple, ne soit pas éligible ?

Une fois ces étapes franchies, il ne reste plus au pays débiteur qu'à découvrir l'inévitable vice caché 0 seule la dette contractée avant le premier rééchelonnement concessionnel 6 du FMI sera effacée. En effet, il faut distinguer ici la dette proprement dite des arriérés contractés après 1982 en raison des taux d'intérêt exorbitants imposés par le FMI, ce qui correspond en moyenne à près de trois fois la susdite dette.

À ce propos, la Coalition pour Annulation de la dette du Tiers-Monde (CADTM) est moins optimiste. D'après son directeur, Éric Toussaint, les remises ne constitueraient en bout de ligne que 8 à 10 % de la dette des pays concernés, pour un allégement total à terme n'équivalant réellement qu'à 1 % de la dette du tiers monde. Cependant, si l'on veut bien imaginer que le G8 honorera un jour les engagements pris à Cologne, la dette du tiers monde devrait s'en trouver diminuée d'un peu moins de 4 %.

Une amélioration perceptible ?

Difficile d'analyser, dans l'immédiat, les répercussions de ces diminutions de dette, puisque, en date du 1er avril, le FMI n'avait accordé une remise moyenne de 35 % qu'à la Bolivie, l'Ouganda et la Mauritanie.

On constate cependant que même après cette remise, un pays tel la Mauritanie, qui compte un taux d'analphabétisme de 62 %, doit encore consacrer un part plus grande de son budget au remboursement de sa dette qu'à l'éducation. En fait, d'après Jubilee 2000 (Royaume-Uni), quinze des pays susceptibles de recevoir une remise de dette dans les prochaines années se retrouveraient à attribuer une part de leur budget encore plus importante qu'avant au service de la dette !

Par ailleurs, il est d'ores et déjà certain qu'une bonne partie de l'argent nécessaire aux remises de dette du G8 proviendra des fonds d'aide au développement. Autant dire que le tiers monde financera lui-même l'annulation de sa dette par l'Occident !

Ainsi que l'écrivent Éric Toussaint et Denise Comanne du CADTM, comment alors parler d'amélioration ? À moins que ceux qui parlent d'amélioration pensent en réalité aux créanciers du Nord et non aux populations du Sud...

Il n'est cependant pas encore trop tard pour excercer des pressions sur nos gouvernements afin que soit respectée, avant le début du nouveau millénaire, la volonté populaire.

(1) Un économiste indonésien, par exemple, a évalué que la dette extérieure de 80 milliards de dollars (tous les montants sont en dollars des États-Unis) contractée par son pays a profité non pas aux 200 millions d'Indonésiens qui en font aujourd'hui les frais, mais seulement à une cinquantaine d'individus.

(2) La Banque Mondiale calcule que la dette du tiers monde ne s'élève en fait qu'à 2 030 milliards de dollars. Cependant, la BM oublie de tenir compte dans ses calculs de la dette de 465 milliards des PMD de l'ex-bloc de l'Est.

(3) Le concept de dette inique n'est guère nouveau. Les États-Unis s'en sont déjà servis lors de l'annexion de Cuba, au siècle passé, pour motiver une annulation unilatérale de la dette cubaine envers l'Espagne. La définition d'alors correspond bien à la réalité actuelle 0 Une dette immorale, dépourvue de base légale ou morale, imposée aux peuples sans leur consentement, servant souvent à les opprimer et à enrichir leurs maîtres. (Noam Chomsky)

(4) Soit soixante-dix milliards de dollars, qui viennent s'ajouter au trente déjà en place.

(5) Sont aussi comptés parmi les PPTE les pays qui réussissent à obtenir un rééchelonnement de la part du Club de Paris (plate-forme informelle de réunion des principaux États créanciers).

(6) Le terme concessionnel est employé à tous vents par le FMI pour désigner des plans contraignants, coupant les pays concernés de tout contrôle sur leur économie, et leur imposant des taux d'intérêt de plusieurs points supérieurs au LIBOR.

Voir aussi les sites web de la CADTM (users.skynet.be/cadtm) et d'ATTAC (www.attac.org).