Notre histoire, c'est l'histoire du monde

 

Dans l'avant-propos de son agréable ouvrage Vivre, aimer et mourir en Nouvelle-France 0 la vie quotidienne aux XVIIe et XVIIIe siècles, André Lachance insiste pour nous dire qu'il se penche sur l'histoire des masses plutôt que sur celle des élites. Il n'est guère original aujourd'hui de se réclamer, même tacitement, de Lucien Febvre et de Fernand Braudel; mais Lachance a l'art de piquer notre curiosité.

Il nous parle volontiers de la crasse de nos ancêtres pudibonds; du chaudron chaud renversé sur lequel la sage-femme assoyait parfois la parturiente; des charivaris qui troublaient les remariages, marqués par une trop grande différence d'âge; des jeunes gens qui tentaient de s'épouser malgré l'interdiction parentale en recourant, dans des cas extrêmes, à un simulacre du sacrement (le fameux mariage à la gaumine); des excréments et de l'urine des nourrissons, employés par les mères en guise de détergent pour nettoyer la peau et embellir le teint. Tout cela ne serait pas complet, bien entendu, sans l'allusion à René Besnard, le prétendant jaloux qui, lors des noces, en 1657, de Pierre Gadois et de Marie Pontonnier, a, en faisant un nœud à une ficelle, rendu impuissant, par maléfice, le malheureux mari. Et j'oubliais l'un des remèdes contre la jaunisse que Lachance se fait un point d'honneur de nous révéler 0 manger des poux en nombre impair.

C'est le cochon qui nous a sauvés !

Lachance a tout de même le mérite de donner des chiffres qui nous rassurent sur la santé et le bonheur des Canadiens d'autrefois. La mortalité infantile, fléau d'une époque dont on oublie souvent la terrible dureté, est moins importante dans la colonie qu'en France. Alors que seulement la moitié des Français franchissent, au XVIIIe siècle, le seuil de la quinzième année, trois Canadiens sur cinq atteignent cet âge.

Que mange-t-on pour grandir au Canada ? Du lard, du lard, et encore du lard ! C'est le cochon qui nous a sauvés ! Avec un peu de pain, de beurre, d'oeufs, de choux, de navets et, les jours maigres, des anguilles salées... Sans parler des fruits, en saison, et du gibier... Le règne de la patate, symbole même de la modernité, n'était pas encore commencé.

Un meilleur niveau de vie que celui des Français

Lachance soutient que nos habitants jouissaient d'un meilleur niveau de vie que celui de leurs cousins français. Déjà, il nous les rend intéressants. Mais il aurait pu fuir davantage la banalité en insistant sur le caractère tout à fait singulier de la société du Régime français. Guy Frégault avait tenté de le faire, en 1944, dans La Civilisation de la Nouvelle-France (1713-1744), mais son ouvrage, malgré d'indéniables qualités scientifiques, gardait quelque chose de l'apologie chère à son maître Lionel Groulx.

Paradoxalement, ce sont les spécialistes de l'histoire des populations, chercheurs beaucoup plus austères que Frégault, au point d'être très ennuyeux, qui, à leur corps défendant, voleront au secours des apologistes déjà en voie d'extinction. Aux syllogismes historiques, philosophiques, voire théologiques, de ces derniers, le démographe Hubert Charbonneau et ses collègues opposeront sèchement les faits vérifiés pour arriver à peu près aux mêmes résultats, des résultats, de toute manière, plus convaincants dans la nudité de la constatation que dans l'extravagance de la rhétorique.

Si nos mères avaient eu la cuisse légère comme on le colporte...

Avec une circonspection toute professorale, ils établissent une foule de choses, parfois évidentes. L'accès à la propriété et l'ascension sociale sont plus faciles dans le pays neuf. En moyenne, les pionniers paraissent plus instruits et plus qualifiés que l'ensemble des Français de l'époque. Ils ne proviennent pas des régions les plus pauvres de France. Beaucoup sont des citadins (en fait la majorité des femmes) et la plupart auraient au moins séjourné à la ville. Quant à la vertu des Filles du roi, elle a été biologiquement démontrée par un positiviste aussi scrupuleux qu'Yves Landry. Les maladies vénériennes, qui, à l'époque, étaient incurables, entraînaient la stérilité. Si nos mères avaient eu la cuisse légère comme on le colporte, nous ne serions tout simplement pas là. Point final !

Mais, au fond, tout cela est décevant. Nous sommes, certes, sur la bonne voie, mais la preuve de la singularité de notre histoire est encore loin d'être faite. Lachance, Charbonneau, Landry et tous les autres spécialistes de l'histoire sociale de la Nouvelle-France auraient intérêt à suivre l'exemple donné, dès 1968, par Cameron Nish, dans Les Bourgeois-Gentilshommes de la Nouvelle-France (1729-1748). Il faut, comme Nish l'a fait, comparer la Nouvelle-France aux colonies anglaises d'Amérique pour la comprendre vraiment, dans son milieu naturel 0 le Nouveau Monde. Toute donnée sur le Régime français n'a guère de sens, aussi longtemps qu'elle n'est pas confrontée à une donnée semblable se rapportant à l'Amérique britannique.

Nous étions un accident fait pour durer

L'histoire ne se définit pas en chiffres absolus. Elle se nourrit du relatif. Notre histoire, c'est l'histoire du monde, celle du vrai monde, et aussi celle du monde entier. Le XXe siècle, qui, arithmétiquement parlant, s'achèvera dans huit mois, aura été le siècle de l'Amérique. Il est ahurissant que nous ayons si peu la sensation d'y avoir vécu. Quelle affreuse nostalgie ne nous laisse-t-il pas en partage !

En 1760, nous n'étions que 70000 alors qu'au sud, les colonies anglaises comptaient un million d'habitants. Nous étions un accident fait pour durer. Ce qui, déjà, est extrêmement singulier. Notre histoire ne peut se comprendre qu'à la lumière de cette monstrueuse disproportion.

Dans Albion's Seed 0 Four British Folkways in America, livre ambitieux publié en 1989, David Hackett Fischer s'emploie à montrer que la culture des Puritains de la Nouvelle-Angleterre, celle de l'élite royaliste de la Virginie et de ses serviteurs blancs, celle des quakers de la vallée de la Delaware et celle des Irlando-Écossais de l'arrière-pays, toutes axées sur l'idéal de la liberté, se sont perpétuées jusqu'à nos jours en assimilant les apports étrangers. Elles constituent, selon lui, les fondements de l'identité américaine, même si la plupart des Américains ne descendent pas des pionniers qui en étaient les dépositaires.

Sans souhaiter le moins du monde qu'ils adoptent cette vision triomphante j'aurais aimé qu'André Lachance et nos autres historiens universitaires nous fassent entrevoir, à travers la Nouvelle-France, le Québec d'aujourd'hui, ne serait-ce que pour nous faire sentir que notre histoire, si accidentelle et si souterraine soit-elle, n'est pas un parfait non-sens.

André Lachance, Vivre, aimer et mourir en Nouvelle-France 0 la vie quotidienne aux XVIIe et XVIIIIe siècles, Libre Expression, 2000.