Gérard Bouchard, l’historien au lasso

 

Rejeton de l’école des Annales, l’historien révisionniste Gérard Bouchard est un bleuet magnifique. Le chanoine Victor Tremblay, l’ancien historien du royaume des bleuets, n’était qu’un amateur. Voilà, enfin, un chercheur professionnel, boursier de la Révolution tranquille, diplômé de l’université de Paris, que l’Acadien Gérald LeBlanc, de La Presse, range parmi les « grands penseurs du Québec » !

Au nom de l’américanité, Bouchard ose démentir Louis Hémon et brûler Maria Chapdelaine, pour nous démontrer, chiffres à l’appui, que les bleuets de jadis, loin d’être des colons pieux, soumis et effacés, avaient la merveilleuse intrépidité des cow-boys. Le Saguenay-Lac-Saint-Jean aurait été notre Far-West. C’est la thèse que soutient ce disciple fort original de Fernand Dumont et de Robert Mandrou, dans Quelques Arpents d’Amérique 0 population, économie, famille au Saguenay (1838-1971), le livre qui l’a rendu si justement célèbre. Le Québec aurait donc participé, dans les terres de colonisation, au grand mythe régénérateur de la Wild Frontier. Ce que Willie Lamothe, Marcel Martel, Paul Brunelle et Ti-Blanc Richard, rappelons-nous, avaient déjà soupçonné.

La maladie des contraires

Gérard Bouchard a aussi l’immense mérite de se lancer à corps perdu dans l’histoire comparée. Il le fait avec une telle ferveur que, de prime abord, il nous demande, avec une humilité digne de son grand frère Lucien, d’excuser « les raccourcis, les approximations, les rappels trop sommaires, pour ne pas mentionner les erreurs factuelles qui jalonnent inévitablement ce genre de parcours un peu échevelé ». L’histoire prise au lasso, rien de moins ! C’est que Bouchard, dans son récent ouvrage Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, embrasse du regard l’ensemble des collectivités, créées par les Européens entre le XVIe et le XIXe siècle 0 l’Amérique latine, les États-Unis, le Canada anglais, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, sans oublier, bien sûr, le Québec. Puis il s’adonne au jeu savant des comparaisons dans une perspective dualiste, qui fait irrésistiblement penser à la manière de Fernand Dumont.

Ainsi le Québec, société en gestation, s’oppose-t-il à la France, haut lieu de l’enracinement ; la culture populaire à la culture savante ; la grande rupture (1940-2000) au paradigme de la survivance (1840-1940) ; les Québécois de souche aux autres Québécois ; le français d’ici au français de Paris ; le ruralisme de nos anciennes élites au modernisme précoce des Américains ; notre bon peuple, entiché des États-Unis, aux « lettrés » qui ne jurent que par l’Europe… Bref, la maladie des contraires. Ce qui amène Bouchard à se poser de graves questions, comme celle-ci 0 se pourrait-il que le Nouveau Monde ne soit finalement « qu’une réplique agrandie et maladroite » de l’Ancien Monde ? Mais il évite de s’interroger sur l’essentiel 0 le Québec devrait-il se définir par rapport à autre chose que lui-même ?

Un sens de l’indignation pareil à celui du grand frère

Cameron Nish, le véritable pionnier, chez nous, de l’histoire comparée, scrutait l’évolution économique de la Nouvelle-France, en regard de celle de l’Amérique britannique, pour retenir au ras du sol les valeurs absolues en leur donnant le poids du relatif. Il nous aidait, ainsi, à mieux nous connaître, sans pour autant nous arracher à nous-mêmes. Gérard Bouchard, lui, compare le Québec aux autres sociétés, selon toutes les apparences issues de l’Europe, pour donner au relatif une valeur absolue, si bien qu’il nous définit par rapport aux autres. Pas surprenant qu’il se chagrine de voir que le colon canayen n’ait pas atteint, dans notre imaginaire, l’envergure mythique du frontiersman, du bushman ou du gaucho. « L’obsession de la survivance a tué toutes nos audaces », dit-il, avec un sens de l’indignation pareil à celui du grand frère.

Bouchard, qui nous reproche notre manque d’insolence, oublie tout bonnement que le Québec est le Québec. C’est énorme ; mais c’est, une fois de plus, l’une des illustrations du mystère québécois. Les Latino-Américains, les Américains, les Canadians, les Australiens et les Néo-Zélandais n’ont jamais imaginé que leur langue et leur univers mental puissent, un jour, disparaître. Or, nous avons toujours été hantés par notre disparition, au point où nous pouvons parfois nous poser cette très belle question 0 avons-nous vécu ?

Le propre de l’écrivain est de changer le sens des mots

Comme Bouchard néglige l’essentiel, ce n’est pas par hasard que, lorsqu’il aborde l’évolution de la littérature québécoise, son « essai d’histoire comparée » sonne tout particulièrement faux. Dans son optique, les écrivains ne sont pas des écrivains, mais des « littéraires ». Nous voilà revenus, tout à coup, au collège de Jonquière, dans les années cinquante. Il y a les littéraires, les scientifiques… Mais où sont donc passés les sportifs ?

Il ressort des pages que Bouchard consacre aux « littéraires » que la littérature n’a pas d’autonomie, de vie propre. Elle est simplement un moyen d’expression au service de la société. Elle ne procède pas de la nécessité, mais simplement de la convenance.

Alfred DesRochers, que Bouchard mentionne au passage, pensait tout à fait le contraire. Ce poète souhaitait que notre littérature ne soit pas indigène par le choix des sujets, mais par la manifestation inopinée d’une sensibilité indigène. Que le propre de l’écrivain soit de changer le sens des mots, cela échappe à Bouchard. Notre historien pense qu’un « visage du Nouveau Monde, affranchi des tensions de la survivance, affleurait » dans la poésie de DesRochers. Certes, l’œuvre de DesRochers n’a rien à voir avec le culte de la survivance, prolongement inquiétant d’un catholicisme morbide ; mais elle exprime la lutte du sauvage pour la survie, sa révolte contre les éléments, la rage de ce sauvage, dont les aïeux ont « blasphémé d’horreur vers des cieux impassibles ».

Le monde devient le Québec

Le propre de l’écrivain n’est pas seulement de changer le sens des mots, mais aussi le sens des idées et le cours du temps. Le ruralisme de nos anciennes élites, tant décrié par Bouchard, cache un univers aux mille visages. DesRochers réclamait de toutes ses forces quelque chose d’introuvable 0 un vrai roman canayen. À son invitation pressante, Germaine Guèvremont, que Bouchard néglige de nommer, s’est alors mise à écrire Le Survenant, comme on fait une courtepointe. Or, dans ce dernier roman du terroir, le terroir n’est plus le terroir. Le grand-dieu-des-routes annonce Kerouac. Puis, avec ce dernier, toutes les cartes se brouillent. On ne sait plus très bien qui est québécois et qui est américain. Le monde devient le Québec ; l’histoire comparée s’en trouve bouleversée.

Bouchard ne parle pas, bien sûr, de Kerouac, pas plus qu’il ne parle de Harry Pichette, qui est pourtant au confluent tragique du Québec, des États-Unis et de l’Ancien Monde. Né d’un père québécois, naturalisé américain, arrivé en France dans l’Expeditionary Corps de 1917, et d’une mère nîmoise, qui se sépareront pour le laisser à la famille d’un boulanger, puis à celle d’un fondeur de verre, Henri Pichette (il francisera son prénom) nous interpellera, de Paris, par la voix de Gérard Philipe, dès 1947, dans Les Épiphanies 0 « Si vous voyez un Huron telle une ombre d’acide à la recherche de quelque ciel, ce sera moi… »

N’en déplaise à Gérard Bouchard, l’Ancien Monde recouvre parfois le Nouveau Monde ; et, dans son éclat millénaire, le Québec, toujours reconnaissable, est souvent inattendu et insaisissable.

Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Boréal, 2000.