La souveraineté du Québec est-elle toujours défendable d’un point de vue féministe ?

 


«Malaises identitaires»



C’est la question que se pose, vingt ans après le premier référendum, un collectif d’universitaires, dirigé par Diane Lamoureux, Chantal Maillé et Micheline de Sève. En s’appuyant sur les théories postmodernes, les auteures se demandent si, à l’ère de la diaspora à l’échelle mondiale, il n’est pas dépassé, voire impossible, de se laisser enfermer dans une seule identité, qu’elle soit nationale ou sexuelle. Je pense qu’on pourrait se demander si le postmodernisme est défendable d’un point de vue féministe...

Il est difficile de résumer ce livre qui est, comme son propos, un kaléidoscope de points de vue. Sur la situation actuelle du féminisme, les auteures reconnaissent d’entrée de jeu que «les études féministes sont devenues une discipline universitaire à peu près comme les autres» tandis que, sur le plan du militantisme, «le temps dévolu à la présentation de mémoires dans les commissions parlementaires, les représentations politiques auprès des élu-e-s ou des fonctionnaires, tout cela se fait au détriment de la mobilisation politique de type critique et de la recherche sur les nouvelles manifestations de l’oppression» (p. 16).

Les textes de Diane Lamoureux sur «la posture du fils» et de Katherine Roberts sur «la cohabitation fragile du nationalisme et du féminisme dans l’œuvre de Francine Noël», font ressortir que ce sont presque exclusivement les hommes qui ont parlé la nation. Sur le thème de l’utilisation ponctuelle et opportuniste des femmes dans les luttes de libération nationale, Marie-Blanche Tahon, en s’appuyant sur l’expérience des femmes algériennes, montre que, même si elles ont risqué leur vie comme leurs frères d’arme, c’est en tant que mères, épouses, sœurs ou filles de combattants, non comme sujets politiques, qu’on a reconnu leur participation à la lutte et c’est cet unique statut qui leur a été consenti après l’indépendance. Quant à Anne-Marie Fortier et Sherry Simon, elles présentent chacune d’intéressants exemples de cohabitation multiethnique à partir de l’expérience d’une paroisse italienne à Londres et du quartier Mile-End à Montréal.

La solidarité 0 une utopie ?

Pour Chantal Maillé, qui veut «penser un Québec féministe postmoderne», aucun débat de fond n’a eu lieu sur un projet de société, un tel débat étant peut-être utopique à l’heure où les cultures nationales sont métissées par une multiplicité d’identités fluides, nomades, décentrées. C’est, je crois, faire peu de cas de la participation massive des femmes et de toutes les sphères de la société lors de la Commission Bélanger-Campeau (1990) et des Commissions régionales sur l’avenir du Québec (1995), des discussions autour du Rassemblement pour l’alternative politique, depuis 1997, et en ce qui concerne plus spécifiquement les femmes, de la participation enthousiaste de plus d’un millier d’entre elles au Forum pour un Québec féminin pluriel (1992).

Plus proche de nous, comment ne pas faire état de l’importance du vaste mouvement d’action et de conscientisation engendré par La Marche du pain et des roses et par l’actuelle Marche mondiale des femmes en l’an 2000 qui me semblent exemplaires dans l’art de conjuguer la diversité identitaire. En s’unissant, non pas sur la base d’une identité commune, mais d’objectifs partagés, tels que la lutte contre la pauvreté, contre la violence envers les femmes, contre la pollution de l’environnement et les politiques néolibérales (ce qui exclut d’une telle coalition le Parti québécois et les deux autres partis traditionnels au Québec), contre le sexisme, l’homophobie et le racisme, les femmes ont réussi à recréer entre elles une toile de solidarité fondée sur la multiplicité des identités se rejoignant dans une même volonté de mettre fin à tous les rapports de domination, tant sur le plan individuel, que national et international.

S’unir sur des aspirations inclusives

Là où le livre me semble toucher l’essentiel, c’est quand il parvient à dégager des avenues à l’action commune. C’est le cas notamment lorsque Chantal Maillé préconise des coalitions féministes dans lesquelles les différences entre les femmes seraient reconnues et exprimées. Ces coalitions se formeraient «non pas en fonction de qui nous sommes mais de ce que nous voulons accomplir»1. Elle cite également Lois West2 qui «entend élaborer une théorie du féminisme nationaliste où les deux processus se construisent mutuellement, les femmes redéfinissant le féminisme à travers les luttes nationalistes et la revendication de droits civils». Il s’agit également pour cette auteure d’une «forme de nationalisme qui unit les femmes par-delà les frontières nationales, autour de la division du travail à l’échelle de la planète» (p.157).

Ainsi, Chantal Maillé en arrive à se demander s’il serait «possible, dans le contexte plus spécifiquement québécois de former des coalitions féministes qui réfléchiraient à l’avenir politique du Québec non pas sur la seule base de l’ethnicité, mais qui incorporeraient les diverses visions de ce que les femmes recherchent comme société ?» (p. 156). Et cela, pour l’auteure, n’aura de chance de réussir que si on ne cherche pas «le nivellement des identités à l’intérieur d’un tout universalisant qui constitue la clé, mais bien la reconnaissance de la différence culturelle dans un contexte où il n’y a pas de hiérarchie parmi les différences» (p. 160).

Inventer un nouveau modèle de citoyenneté

Micheline de Sève rappelle que «tant qu’on se bornera à jauger les femmes à l’aune de la condition masculine, la norme n’aura pas changé» et que «la promesse de réaliser la souveraineté du Québec sur la base d’une constitution écrite par des femmes et des hommes à égalité3, une première mondiale en matière de parité politique, milite en faveur de l’appui des citoyennes au projet d’une nouvelle société québécoise» (p. 183). De Sève a raison de dire que le défi majeur consiste à «inventer un modèle de citoyenneté différenciée, qui ramène la pluralité au cœur des discussions politiques sans pour autant provoquer la paralysie d’une société divisée en autant de ghettos retranchés sur leurs différences respectives d’ethnie, de classe, de genre» (p. 184).

En dépit de quelques bémols, j’espère vous avoir donné à toutes et à tous le goût de lire cette réflexion plurielle, dense et fort bien documentée, de chercheures féministes qui se sont penchées sur le toujours litigieux problème des liens entre le nationalisme et le féminisme. Comme vous avez pu le constater, ce livre sait nous interpeller par sa remise en question stimulante de toute certitude. En chaussant les lunettes du postmodernisme, les auteures nous donnent un angle de vue peu exploré au Québec. Et nous montrent que ce modèle-là peut à son tour être «déconstruit» !

Dépassé le féminisme-à-maman ?

Le postmodernisme est un mouvement de pensée apparu au dernier quart du XXe siècle, à une époque où triomphent le néolibéralisme et la consommation effrénée des êtres et des choses. Les tenantEs de cette pensée, fondée sur le relativisme de toute connaissance, rejettent toute croyance au progrès, à la raison, à l'engagement politique. Pour les théoricienNEs du postmodernisme, tels Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Rosa Braidotti, la construction d'une identité, qu'elle soit sexuelle ou nationale, ne peut qu'exclure les autres identités et, dans ce processus, créer une autre forme d'oppression. Ainsi, tout militantisme devient suspect parce qu'il enferme dans une réduction binaire donc exclusive 0 si t'es pas avec moi, t'es contre moi !

Bref, c'est l'ère du tout est relatif et tout se vaut, de l'ici, du maintenant, du chacun pour soi, de l'individualisme velléitaire, de l'atomisation infinie des êtres. Diane Lamoureux me semble assez bien résumer cette vision du monde lorsqu'elle écrit 0 «En laissant l'avenir ouvert, peut-être pourrons-nous advenir, plurielles et non une, délaissant momentanément la posture de la combattante ou celle de la victime pour pouvoir adopter celle du sujet nécessairement nomade, refusant de se laisser enfermer dans la cage d'une identité, même choisie» (p. 49).

Pour sa part, Chantal Maillé fait allusion «aux jeunes femmes qui se reconnaissent peu dans le portrait victimisant des groupes de femmes créés par leurs mères» (p. 147). C'est, je crois, généraliser un peu rapidement la pensée des «jeunes femmes», dont plusieurs sont engagées et luttent activement pour transformer leurs conditions de vie ou de travail, dont beaucoup sont fières de se dire féministes, refusent de se boucher les yeux et n'ont pas peur de la réprobation de quelques hommes frileux que leur liberté et leur intégrité pourraient faire fuir. Faudrait-il prétendre, au nom du relativisme postmoderne, que les femmes sont aussi violentes que les hommes, même si c'est aller à l'encontre des statistiques4 qui reconnaissent que dix fois plus de femmes que d'hommes sont agressées dans les cas de violence familiale et que 95 % des agressions toutes catégories sont perpétrées par des hommes contre des femmes et d'autres hommes ? Faut-il se résigner à cette violence pour ne pas encourir l'accusation de victimiser les femmes ?

(dir.) Diane Lamoureux, Chantal Maillé,

Micheline de Sève, Malaises identitaires / Échanges féministes autour d’un Québec incertain, Remue-ménage, 1999.

1 Nira Yuval-Davis, Beyond Differences, Women, Empowerment and Coalition Politics, dans Nickie Charles et Helen Hintjens (dir.) Gender, Ethnicity and Political Ideologies, New York, Routledge, p. 180.

2 Lois A. West, (dir.), Feminist Nationalism, New York, Routledge.

3 La Presse, 29 septembre 1995, p. A-14.

4 Strauss, Gelles et Steinwetz, 1995. Ces auteurEs accusent de misogynie et de distorsion importante de leurs données les personnes qui prétendent que les femmes sont aussi violentes que les hommes.

Voir 0http//0www.zip.com.au/~korman/dv/controversy, statistique Canada 1993 http//0www.statcan.ca, et La Presse, 19.11.93. Selon Martin Dufresne du Collectif masculin contre le sexisme, 583 femmes avec leurs enfants ont été assassinées au Québec, depuis le massacre de Poly en 1989 jusqu’au 28 mai 2000, par des conjoints, des violeurs, des hommes qui ne pouvaient accepter de perdre leur contrôle sur elles.