Sommes-nous tous des Michel Auger ?

 

Six cents journalistes québécois dans la rue ! Il y a de quoi s’étonner en tout temps et encore plus à une époque où il y a de moins en moins de journaux, et de moins en moins de journalisme dans ceux qui restent. Qu’est-ce à dire ? Une sainte colère ou un baroud d’honneur ?

C'est la première fois depuis trente ans que les journalistes manifestent pour quoi que ce soit ! » Pierre Vennat se faisait fort de le rappeler sur les ondes de la radio. Ce jour-là, les vétérans, qui , comme lui, ont fait la grève de La Presse en 1972, étaient tout ragaillardis de participer à une dernière manif, la der des ders, avant de prendre leur retraite dans l’honneur et la dignité.

Le 13 septembre dernier, ils étaient donc six cents à défiler, rue Mont-Royal, en direction des anciens abattoirs, aujourd’hui occupés par le Journal de Montréal, pour proclamer urbi et orbi 0 «Nous sommes tous des Michel Auger!» Si ce n’est pas le fion de la lettre, c’était l’esprit.

Un gars correct qui ne fait le jeu de personne

Michel Auger – à ne pas confondre avec son homonyme qui assure la chronique parlementaire au même journal – est de loin le journaliste le mieux informé au Québec sur le crime organisé. C’est sa spécialité exclusive depuis 25 ans.

Le journalisme d’enquête sur le monde du crime n’obéit pas aux mêmes impératifs que la rubrique des faits divers, les pages sportives ou la critique dramatique; son exercice se doit d’être plus rigoureux, du seul fait que le journaliste peut être appelé à répondre de sa personne et de sa vie pour ce qu’il a écrit. Ce fut le cas pour Michel Auger, récemment.

Auger n’est pas un cow-boy, c’est un pro. Du côté de la mafia, on le considère comme un gars correct, c’est-à-dire intraitable, mais fiable, qui a toujours exercé son métier en respectant les règles non écrites de sa pratique 0 se méfier de tout le monde, des corps policiers comme des criminels, de la justice comme des politiciens; ne faire le jeu de personne; et ne publier que les informations dont il était absolument sûr. Qu’est-ce qui a déraillé ?

Il y a un bon Dieu pour les journalistes

L’actuel président de l’Assemblée nationale et ancien journaliste d’enquête sur les activités mafieuses, Jean-Pierre Charbonneau, s’est posé la même question en 1973, lorsqu’il a été la victime d’un attentat contre sa vie, sur les lieux mêmes de son travail, comme Auger. La fusillade, cette fois-là, n’a pas eu lieu dans un stationnement extérieur mais dans une salle de rédaction, celle du Devoir.

« Le problème est de savoir qui m’a tiré et pour quelle raison », se demandait Jean-Pierre Charbonneau interviewé sur son lit d’hôpital. « J’ai toujours été “ straight ” et je pensais que dans le milieu, on aurait un certain respect pour un gars qui n’a jamais “ double-crossé” personne. Si mes informations sont incomplètes, j’aime mieux me taire. Mon métier est de rapporter les faits tels qu’ils sont. Et on a voulu me descendre pour ça ? »

Michel Auger, pour sa part, a été atteint de cinq projectiles. «Son heure n’était pas arrivée », a commenté le lieutenant J.-F. Martin qui mène l’enquête. « La tentative de meurtre était bien planifiée, mais elle a échoué. Le bon Dieu aime Michel Auger ! » Peu importe qu’elle ait été exécutée par des amateurs ou des cracks, l’opération n’en demeure pas moins une bavure, tout comme l’avait été l’agression de Charbonneau, il y a près de trente ans.

Tout est permis, sauf appuyer sur la gachette

Pour mener à bien leurs guerres intestines et étendre leur empire, les Hells Angels ont tout avantage à demeurer dans l’ombre, sauf que, ces derniers temps, les motards n’ont pas pu résister à la tentation de vouloir contrôler leur image publique. C’est une présomption qu’ils partagent avec les corps policiers et les gouvernements.

Dès qu’on parle d’image publique, on implique nécessairement relations de presse, c’est-à-dire avec les communicateurs qui sont les relais obligés des faiseurs d’image. Or, dans la vraie vie, la crédibilité des messages dépend de la crédulité des messagers. C’est le talon d’Achille des manipulateurs d’opinion dont on comprend la frustration lorsque les commissionnaires s’obstinent à livrer une autre image que celle qui avait été programmée.

Cela dit, dans une démocratie, même si le sport favori de tous les pouvoirs en place est de tirer à boulets rouges sur tous les porteurs de mauvaises nouvelles, assassiner un journaliste demeure un fantasme de relationniste.

Pire qu’une bavure, une bourde

Si les Hells Angels ont pris sur eux de le réaliser, comme on le laisse entendre, leur geste n’a pas eu l’effet d’intimidation escompté; il aura plutôt servi à redorer le blason d’une profession pour laquelle Michel Auger n’était pas jusque là un exemple à suivre, mais une exception.

Pire qu’une bavure, l’attentat contre le journaliste est une bourde, qui a permis à six cents de ses collègues de se convaincre par solidarité que l’exercice quotidien de leur métier était dangereux, et de descendre dans la rue pour défendre une liberté de presse attaquée par le crime organisé, alors que sa prise en tutelle et sa mise en coupe réglée par la concentration du pouvoir de la presse entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint de patrons n’a suscité jusqu’à maintenant – et ne suscite toujours – que des haussements d’épaules fatalistes.

Les cinq balles que Michel Auger a pris dans la peau mériteraient plus qu’un simple baroud d’honneur pour sa seule raison d’être. Il n’est jamais trop tard pour une sainte colère.