A beau mentir qui vient de Nazareth

 

Avant d'être poète, auteur-compositeur et musicien, Lawrence Lepage est un fabulateur ambulant, comme on était anciennement ramasseur de cendres, fondeur de cuillère ou raccommodeur de parapluie.

Gilles Vigneault le présente comme « un menteur de village, engagé pour l'hiver ». Lawrence a pris le barde au mot et je ne serais pas surpris d'apprendre qu'il se soit proposé au Cégep de Rimouski pour enseigner le métier, sûrement un de ces jours, où comme il l'écrit « Le vent, le froid / Le givre, la neige / La scie, la hache / Le bois, le poêle / Tout est là ».

A-t-il tort de croire « qu'il faudrait de plus en plus de menteurs dans les villages pour supporter le quotidien » ? Ses réflexions sont aussi malicieuses que ses observations sont faussement candides. «Il y a moins de suicides par défesnestration chez les gens qui habitent les sous-sols, note-t-il narquoisement dans Chapeau dur et cœur de pomme », la somme de ses écrits, où Sylvain Rivière a réuni les chansons de Lepage, ses poèmes, ses monologues, des documents, des témoignages et un racontement de sa vie, présenté récemment sur les ondes de Radio-Canada.

Le Nazaréen de Rimouski

Je n'ai jamais croisé qu'un seul Nazaréen, en chair et en os, et c'est Lawrence, qui est natif de Nazareth dans l'arrière-pays rimouskois. Sans qu'on sache trop pourquoi, la particularité de ce lieu de naissance accorde une certaine légitimité à la singularité de son plus illustre rejeton.

J'ignore si la même règle peut s'appliquer à l'autre Nazaréen, celui du village d'origine en Galilée, mais la fréquentation assidue de Lawrence m'a appris que plus les histoires qu'il racontait semblaient improbables ou incroyables, plus elles avaient des chances d'être minimalement vraies.

En revanche, si la narration d'un événement entrait dans les normes et tenait la route, sa véracité n'était pas garantie. À l'aise dans le fabuleux « comme deux gouttes d'eau tombant dans l'eau », Lawrence ne faisait appel à l'imagination que pour inventer l'ordinaire.

J'ai connu Lawrence Lepage à l'été 1970, par l'entremise de Michel Garneau, qui me l'avait proposé comme guitariste pour Rodéo et Juliette, un spectacle présenté à Terre des Hommes, dont j'ai écrit le texte, les chansons, et dont Michel a composé les musiques. La prestation de notre nouvelle acquisition relevait de l'exploit; il devait jouer de son instrument, pendant une heure et quart, sans arrêt. Lawrence s'est révélé magistral et notre collaboration s'est poursuivie pendant deux saisons.

0 Qui a peur de Rodéo Cadieux ?

Dans les deux versions de Rodéo et Juliette auxquelles il a participé, Lawrence s'était pris d'affection pour un monologue où le personnage principal, Rodéo Cadieux, lance au public 0 « J'ai-tu l'air d'un héros, moé ? Han ? Ben, j'en suis un ! » Et enchaîne avec la chanson qui porte son nom. « P'tit train va loin, p'tit train va pas loin / Pis quand un gars est ben ben tanné / y se réveille / un beau matin d'été / en plein soleil / habillé tout en cow-boy / de la tête aux pieds / sur l'asphalte / avec un goût de .303 dans les mains / les doigts y démangent / un gars se tanne. »

Les explications de l'intéressé ayant toujours été nébuleuses, je n'ai jamais su trop comment le monologue et la chanson se sont retrouvés dans son spectacle et Rodéo Cadieux dans le corpus des personnages lepagiens, Mon vieux François, Le garçon du grand Paulin, Ti-Jean le Marin, Monsieur Marcoux Labonté, Ti-Paul Bossé et Jean Roméo.

Lawrence a adopté Rodéo dans sa famille et l'a fait sien, au point que dans sa préface, Sylvain Rivière se souvient s'être reconnu dans « ces chansons de geste, de cœur et d'âme… dans la désespérance de Rodéo Cadieux ou l'abandon de Ti-Jean-la-Ruelle ». J'en serais flatté si Chapeau dur et cœur de pomme m'en reconnaissait la paternité. Pour l'instant, je dois me contenter d'une garde partagée avec Michel Garneau

Les souliers de l'homme au chapeau noir

« C'est dans les années soixante-dix / Que le Québec a perdu ce visage que j'aimais / Il a tout simplement été défiguré / Par les doits d'un enfant / Qui s'amusait à dégivrer une fenêtre », soupire un Lepage nostalgique.

À l'époque, il portait une version différente du couvre-chef noir qu'il arbore en permanence, c'était la copie d'un chapeau célèbre pour tous les fervents de jazz, celui de Lester Young, le légendaire pork pie hat qui, planté sur le crâne de Lawrence, ne recouvrait pas un solo de saxophone mais « une guitare, une chanson / Une symphonie de souvenirs dans un bourgeon / Une migration d'oiseaux sauvages à l'horizon ».

Trappeur et homme des bois, Lawrence s'était laissé dire que Montréal était une ville tropicale et rien n'était parvenu à lui faire changer d'avis. Peu importe la température ou la saison, sous la pluie ou sous la neige, pour sortir il s'habillait toujours de la même façon 0 des souliers vernis noirs à semelle de cuir, un pantalon noir, une chemise noire, une veste de daim à franges, son chapeau noir et sa guitare dans un étui noir. Si Lawrence n'avait pas été Lawrence, il aurait pu être Hamlet.

Un jour que nous l'attendions pour une répétition musicale, il se présente avec une heure et demie de retard. Pour toute excuse, il nous raconte que tout le long du parcours, qui va du carré Saint-Louis où il habite jusqu'à la rue Papineau où se trouve le théâtre, il a dû s'accrocher aux clôtures et aux murs des maisons pour ne pas perdre pied. Lawrence n'était pas sous l'effet de l'acide comme on l'a tout d'abord cru. Le verglas s'était effectivement abattu sur la ville, rendant les trottoirs comme les rues impraticables, surtout pour les piétons en souliers. La réalité, cette fois, se confondait avec la fabulation.

La chanson du Pays dans l'pays

Comme musicien de scène, le grand talent de Lawrence Lepage était de pouvoir moduler son accompagnement sur la musicalité même du comédien. De la musique ou de la voix, on ne distinguait plus laquelle des deux menait ou suivait. La fusion et la confusion étaient parfaites, un état éminemment lepagien.

Au printemps de 1971, dans le cadre d'un spectacle qui s'intitulait Si les Sansouscis s'en soucient, ces Sansouscis-ci s'en soucieront-ils ? Bien parler, c'est se respecter ! et qui portait sur les procès du FLQ qui étaient en cours, j'ai écrit une chanson en m'inspirant d'une phrase tiré d'une lettre de Paul Rose 0 «Chaque Québécois a son secret. »

La chanson qui a comme titre Le pays dans l'pays cherchait à traduire l'étrange climat engendré par la Loi des mesures de guerre. «Ceux qui croient qu'on ose pas parler / C'est des gens qui savent pas écouter / Chaque Québécois a son secret / Bien malin qui s'y reconnaît / Tous les mots ont un double fond / Tous les lacs ont un double lit / Chaqu'mot qu'on dit, comme de raison / Vient du pays qu'est dans l'pays.

Si tous les sacres qu'on a sacrés / S'creusaient un trou dans l'dictionnaire / Y manqu'rait d'place pour les garder / Y manqu'rait de mots pour les traduire / Tout c'quon a dit s'rait d'ja écrit / Tout c'qui est sous-bois s'rait en lumière / Y manqu'raient d'chiens pour nous faire peur / Y manqu'raient d'murs pour nous r'tenir / Y aurait deux noms pour chaqu'saison / Deux sons tout l'temps, toute en même temps / Qui f'raient l'amour dans chaque maison / Comme si l'printemps n'attendait plus / N'attendait plus après l'hiver. »

Le pays dans l'pays que Lawrence a mis en musique se retrouve sur son deuxième microsillon où je suis toujours identifié comme étant l'auteur des paroles. Dans Chapeau dur et cœur de pomme, la fusion et la confusion étant enfin parfaites, il s'en attribue la paternité. Ça me fait royalement chier ! D'autant plus que si l'éditeur avait pris la peine de relire son livre, il se serait rendu compte en parcourant la section Revue de presse qu'à la page 197 et 199 l'attribution est conforme à la vérité.

« Moi je suis fils de bûcheron, nom de nom / Gigueur, joueur, inventeur de jurons », écrit fort justement Lawrence Lepage. La mémoire fabulante n'entre en jeu qu'au vers suivant 0 « Mais j'ai aussi la mémoire des noms ! »