Une presse libre pour un pays libre

 


Contre la concentration de la presse



L’aut’journal a été invité à participer à un atelier sur la presse alternative lors du congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. À cette occasion, nous avons distribué à tous les congressistes le texte qui suit.

Dans son Billet paru dans le Journal du congrès de la FPJQ, la présidente du comité du congrès, Anne-Marie Dussault souligne avec raison la menace que pose à la liberté de presse le raz-de-marée sans précédent de fusions et d’acquisitions dans le monde des médias. « Quelle place reste-t-il alors à la diversité des points de vue et au pluralisme qui ont été le premier combat de la presse, le moteur de son développement et le fondement de sa raison d’être ? », demande-t-elle avec pertinence.

Depuis la parution du Journal du congrès, la menace s’est concrétisée avec l’acquisition des journaux d’Unimédia par Gesca, filiale de Power Corporation de Paul Demarais, mais à écouter et à lire les premiers commentaires des milieux journalistiques et gouvernementaux au lendemain de la transaction, les inquiétudes de Mme Dussault sont loin d’être partagées.

Dans n’importe quel pays normal, la concentration de 96,5 % de la presse quotidienne aux mains de deux conglomérats entraînerait une crise sociale majeure. Dans un Québec normal, elle devrait également provoquer une crise politique, compte tenu du fait que la presque totalité de la presse francophone d’opinion est d’allégeance fédéraliste alors que près de 60 % de la population a voté en faveur de la souveraineté au référendum de 1995.

Mais la majorité des artisans et des soi-disant experts de la presse écrite, avec en prime les politiciens souverainistes, présentent la transaction comme un « progrès » ! On croirait entendre Jean Chrétien déclarer 0 « Tout va très bien, Madame la Marquise. »

La « tradition de respect des salles de rédaction » de Power Corporation

Bien entendu, les propriétaires de Power Corporation nous disent que cette concentration va donner aux salles de rédaction des moyens accrus pour produire de meilleurs journaux. Mais nous savons tous que la concurrence avec les journaux de Québécor va entraîner inexorablement la transformation déjà bien amorcée de La Presse et du Soleil en des clones de la formule du Journal de Montréal et du Journal de Québec, axés sur le fait divers et les sports.

Le président et éditeur de La Presse, Guy Crevier, a écarté du revers de la main les menaces qui pèsent sur la liberté de presse en déclarant 0 « On a une tradition de respect des salles de rédaction. » Mais comment peut-on croire un seul instant que les journalistes de l’empire Desmarais seront libres d’enquêter sur les entreprises du patron et celle de ses amis ? Ce qui, étant donné l’ampleur des possessions de Power Corporation et son réseau de contacts, ne laisse pas beaucoup de champ libre.

Déjà, dans le débat sur le système de santé, les journaux de Desmarais ignorent délibérément les intérêts du principal bénéficiaire d’éventuelles privatisations 0 les compagnies d’assurances. Cela n’a évidemment aucun lien avec le fait que Desmarais est propriétaire de la Great-West et de la London Life, deux des plus importantes compagnies d’assurances au pays !

La concentration de la presse d’opinion aux mains de Desmarais 0 une « condition gagnante » ?

« Les temps ont changé », a déclaré le ministre des Finances Bernard Landry pour saluer l’acquisition par Power Corporation des journaux de Unimedia dont Le Soleil, trente ans après une tentative similaire bloquée par le gouvernement de Robert Bourassa. Qu’est-ce qui a changé ? Sûrement pas Paul Desmarais, dont toute la carrière a été consacrée à combattre les souverainistes québécois. Alors, qu’est-ce qui a changé ? Serait-ce le Parti québécois qui nous fait aujourd’hui regretter Robert Bourassa ?

Le ministre Landry a également déclaré que les nouveaux acquéreurs des journaux d’Unimédia avaient « une obligation d’éthique capitaliste et d’éthique civique beaucoup plus élevée qu’avant », faisant écho aux propos de Guy Crevier sur la « tradition de respect des salles de rédaction ». C’est sans doute au nom de cette « éthique » et de cette « tradition » que la direction de La Presse a montré la porte à la journaliste Chantal Hébert suite à ses articles critiques à l’égard des libéraux et de Jean Chrétien !

Quand on invoque à tort Internet et les nouvelles technologies...

Pour justifier leur inaction, le premier ministre Bouchard et son ministre Landry ont repris les arguments de soi-disant experts voulant que « la concentration de la propriété n’entraîne pas nécessairement la concentration des contenus » en invoquant la présence d’Internet et la multiplication des canaux de la câblodistribution. Pure foutaise ! Ils confondent délibérément les canaux, effectivement plus nombreux, par lesquels circule l’information, et les producteurs de contenu, en nombre toujours plus restreint.

N’importe quel auditeur des émissions d’information matinales à la radio et à la télévision – si nombreuses soient-elles – sait qu’elles se ressemblent toutes parce leur principale et souvent seule source d’informations, ce sont les journaux du matin.

Politiciens et experts invoquent l’absence de débats dans les médias pour légitimer la transaction Gesca-Unimedia, alors qu’il faut plutôt y voir la preuve de ce que nous dénonçons ! Faut-il se surprendre que la critique ne vienne pas de ce 96,5 % de la presse impliquée dans les méga-fusions ? ! Non, la critique ne peut surgir que de la presse libre et indépendante.

Le Devoir doit opérer un tournant majeur

Nous avons craint un instant que Le Devoir soit prêt à sacrifier son indépendance en échange d’une case dans l’organigramme du Groupe Vaugeois, qui disputait à Power Corporation l’achat des journaux du groupe Unimedia.

Que le Groupe Vaugeois, appuyé par le Mouvement Desjardins et le ministre Landry, ait été écarté pour des considérations politiques – Conrad Black voulait conserver à ses journaux un « ton fédéraliste », a-t-on dit – est certes condamnable, mais il faut se féliciter que la transaction ait échoué si cet échec permet de maintenir l’indépendance du Devoir.

Nous nous réjouissions donc de la condamnation de la transaction par Le Devoir et nous sommes entièrement d’accord avec son directeur, Bernard Descoteaux, lorsqu’il écrit 0 « Il ne fait aucun doute que l’intérêt public et la liberté d’expression sont mieux servis quand il existe une presse écrite, diversifiée, libre et indépendante. »

Mais encore faut-il qu’il y ait réellement diversification, que cette presse libre et indépendante se distingue de la presse des grands conglomérats ! Ce qui n’est pas actuellement le cas du Devoir.

Au cours des dernières années, ses éditorialistes se sont amusés à casser du sucre sur le dos des mouvements syndicaux et populaires, sans parler plus récemment du mouvement des femmes. Cela en faisait peut-être une mariée acceptable pour Vaugeois, le dernier-né des petits « faiseux » néolibéraux de la lignée des Malenfant-Gaucher-Sirois, mais sûrement pas une presse libre et indépendante.

Le Devoir devra opérer un virage majeur s’il veut que son indépendance des grands groupes financiers ait une signification. Il doit redevenir un journal de combat, tant sur le front national que social. Il doit se faire le porte-parole de cette majorité francophone souverainiste, de ces travailleurs et travailleuses, syndiqués et non-syndiqués, précaires ou sans emploi, qui constituent la grande majorité de la population de ce pays. Sinon, il sera inexorablement condamné à la marginalité ou à être absorbé par les conglomérats qu’il dénonce aujourd’hui.

Pour des États généraux sur le droit à l’information

La situation de la presse écrite au Québec est dramatique. Elle exige une action rapide et immédiate de la presse libre et indépendante du Québec. Au premier chef du Devoir, mais également de publications comme l’aut’journal, Recto-Verso et le Mouton noir, que bien des gens, dont les organisateurs de ce congrès, qualifient trop rapidement de « presse marginale ».*

Certains ont lancé un appel à la tenue d’États généraux sur le droit à l’information. Nous sommes prêts, à l’aut’journal, à nous y associer ainsi qu’à toute autre initiative allant dans le même sens. Peu importe sa forme, il faut organiser une réflexion collective très large sur les conséquences pour le Québec de l’extrême concentration des médias.

La réflexion, si elle ne veut pas être stérile, doit déboucher sur les moyens à mettre en œuvre pour défendre la liberté de presse et permettre « la diversité des points de vue et le pluralisme qui ont été le premier combat de la presse, le moteur de son développement, et le fondement de sa raison d’être », comme le disait si bien Anne-Marie Dussault.

Enfin, pour être sérieuse, cette réflexion doit s’accompagner d’une campagne de soutien aux médias de la presse libre et indépendante, car leur situation financière est extrêmement précaire.

* À ce compte-là, il faudra employer le même qualificatif pour Le Devoir avec son tirage de 26 000 exemplaires et son 3,5 % de part du marché. Après tout, l’aut’ journal a un tirage mensuel de 20 000 exemplaires, le Mouton Noir de 10 000 copies et le bi-mensuel Recto-Verso tire à 100 000 exemplaires !