On nous tire la langue

 

Oser. Tel était le thème de Lucien Bouchard à l’ouverture de sa première session comme premier ministre. J’oserai. Nous oserons, répétait-il, en présentant son premier cabinet.

On ne peut pas dire qu’il a osé bien fort dans le dossier linguistique. À peine osait-il se regarder dans le miroir. Et il le tenait bien loin, son miroir. Il craignait de voir ce que les médias véhiculent comme image du Québec à l’étranger. Son approche à la question linguistique, c’était le qu’en-dira-t-on à Los Angeles.

Pas besoin de regarder si loin. Il suffit de voir les médias anglophones du Canada et de Montréal.

Si bien que juste avant Noël, les États généraux sur la langue étaient sérieusement esquintés. « Statu quo au cégep et dans l’affichage », disait la manchette de La Presse. L’article signé par Denis Lessard précisait que le gouvernement Bouchard n’avait pas l’intention de restreindre l’accès au réseau collégial anglophone. Il laisserait faire pendant encore cinq ans « pour surveiller la situation et vérifier si cette liberté de choix accroît le nombre des transferts linguistiques vers l’anglais ».

Toujours la bonne vieille position défensive. On va réagir seulement si l’anglicisation devient criante. Pour le moment, ça ne dérange pas. Ça ne dérange pas que le poids des francophones se trouve miné par la faiblesse du français dans le jeu décisif de l’assimilation.

À plat ventre devant le filet

Oser quoi ? Oser restructurer la société québécoise de façon à assurer l’avenir du français au Québec, en lui attirant sa juste part des transferts linguistiques ? Oser mettre fin au pouvoir d’assimilation disproportionné de l’anglais ? Oser remédier au préjudice démographique que cela cause au français ? « Forget it. »

Le gouvernement et le conseil exécutif du PQ en sont venus à conclure, selon Lessard, que rien ne permet d’affirmer que le fait de rendre obligatoire pour les non-anglophones la fréquentation des cégeps francophones changerait quoi que ce soit aux transferts linguistiques. Je me rappelle ce genre d’argument du temps où l’on débattait la langue d’affichage, sauf que ça venait des Libéraux ! « Il n’y a pas d’indice suffisant pour démontrer que les choix linguistiques se font pendant les années où les jeunes fréquentent le cégep », résume-t-on. « Ce ne sont que deux années, et on pense qu’à cet âge, les choix linguistiques sont déjà pas mal cristallisés. L’impact sur la langue serait négligeable, mais socialement, l’effet risque d’être négatif », indique-t-on.

La position défensive tout confort. À plat ventre devant le filet.

Le point est fait, le débat est clos

Derrière ces propos osés se profile le mémoire de Bouchard frère, qu’on peut lire sur le site Web de la Commission Larose. Allez voir, c’est pas long.

Autrement dit 0 chers concitoyens, ne vous fatiguez pas. Faites le point sur les transferts autant que vous voudrez, débattez jusqu’à perdre haleine la pertinence d’étendre au cégep le régime scolaire de la loi 101. Après tout, ce sont deux éléments importants du mandat de la Commission. Mais pour nous qui gouvernons, le point est fait et le débat est clos.

Ça, c’est gouverner !

À un jour près, M. Larose confirmait au Devoir qu’il penche en faveur de « poursuivre l’expérience actuelle » et s’oppose à la prolongation des contraintes de la loi 101 jusqu’au cégep. Alors, on fait quoi maintenant ?

La rectitude et la censure s’autocongratulent

On fait des journées thématiques. C’est bon pour susciter de nouvelles subventions. Une journée sur les transferts linguistiques ? Mais voyons donc ! On en profite pour faire un « remake » du coup d’avant Noël avec le gros bouquin du Conseil de la langue française (CLF) dont je vous ai parlé dans ma chronique précédente. Deux journées dos-à-dos pour noyer les « enjeux démographiques » dans l’« intégration linguistique ».

Comme la brique du CLF, ça se prépare d’avance. Puis, paf ! on sature l’actualité en lançant Ils sont maintenant d’ici, rapport euphorisant où le professeur Jean Renaud démontre hors de tout doute que tout va pour le mieux côté intégration des immigrants à la société francophone de Montréal. Et on enterre les 15 minutes consacrées aux données de recensement sur les transferts en multipliant les exposés sur n’importe quoi, du sort douloureux de la minorité anglaise au rapport réchauffé sur la langue d’usage public, comme si ces thèmes avaient une quelconque crédibilité, en passant par les élucubrations habituelles de Jacques Henripin.

Inviter ce dernier à entretenir les commissaires de ses supputations erronées ? Lui qui, depuis des lustres, ne se tient plus au fait de la recherche en démographie linguistique ? L’art de noyer le poisson...

Croyez-le ou non, Henripin a encore sorti sa rengaine voulant que le poids des francophones est toujours à la hausse au Québec et à Montréal. En vérité, les recensements de 1991 et 1996 indiquent, depuis 1986, une baisse régulière du poids des francophones soit, pour l’ensemble de la décennie en cause, d’un point de pourcentage dans la province et de 1,6 dans la région métropolitaine.

Cette fois, notre démographe national – de quelle nation, je vous le demande ? – a reçu la bénédiction de Victor Piché, directeur du département de démographie à l’Université de Montréal. L’aveuglement idéologique de ces grands pontes est tel qu’ils ne peuvent même plus témoigner correctement de la composition de la population selon la langue maternelle. C’est à se demander ce qu’ils ont bien pu apprendre à leurs étudiants. Décidément, tout était bon pendant ces deux journées pour détourner notre attention des vrais enjeux.

L’Opération Rapport Renaud a-t-elle permis au ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration et à ses chercheurs subventionnés de réussir leur manipulation des États généraux ? Après la présentation du rapport, on se levait à qui mieux mieux pour réclamer qu’on cesse d’employer des mots inconvenants comme « allophone » (personne de langue maternelle autre que française ou anglaise) ou comme « francotrope » (allophone ayant en commun avec les francophones une langue maternelle latine ou une histoire coloniale française). Qu’on ne parle plus d’assimilation ou, même, de transfert linguistique. La rectitude et la censure s’autocongratulaient.

À tout le moins, on peut dire que la Commission Larose s’est laissée organiser.

Un coup d’œil sur le Rapport Renaud suffit pour comprendre pourquoi ses sujets se sont si bien intégrés à la société de langue française. C’est à cause du profil ethnolinguistique atypique de son échantillon. Celui-ci comptait au départ 839 immigrés allophones dont les deux tiers étaient des francotropes, originaires par exemple d’Amérique latine, du Liban, de Haïti ou du Vietnam, et qui s’intègrent plus facilement à la population de langue française qu’à celle de langue anglaise. À la fin de la période d’observation de dix ans, l’échantillon initial s’était effrité à 371 allophones seulement, dont trois sur quatre étaient des francotropes. Avec des comportements linguistiques bien francophones à l’avenant. Ça frise la fumisterie.

Le nerf de la guerre, ce sont les transferts linguistiques

C’était grande pitié de voir ensuite tous ces professionnels du haut savoir – ou serait-ce du haut avoir – solliciter de quoi bricoler d’autres études et indicateurs de boutique.

Quant à la question du cégep français, les données de recensement montrent clairement que seul le passage à l’école primaire ou secondaire hausse de façon significative la part du français parmi les transferts linguistiques consentis par les jeunes allophones. Cela stoppe net lors du passage au collégial. Plus précisément, si l’on suit sur une période de cinq ans l’évolution linguistique de la cohorte de jeunes Montréalais âgés de 10 à 14 ans en 1991 et de 15 à 19 ans en 1996, on compte en fin de période 1500 transferts supplémentaires à l’anglais, contre zéro au français.

Comment ça ? N’y a-t-il aucun allophone d’âge collégial qui se francise ? Si. Seulement, un nombre équivalent de jeunes francophones du même âge s’anglicisent. Sans doute au cégep anglais.

C’est clair comme de l’eau de roche. Pour connaître l’incidence du libre choix de la langue d’enseignement au collégial, pas besoin d’attendre encore cinq ans, Monsieur Bouchard... euh, Monsieur Landry. Ni de dépenser encore des centaines de milliers de dollars pour concocter un autre indicateur ou rapport bidon.

La Commission Larose osera-t-elle au moins porter à l’attention générale les faits sur les transferts linguistiques avant d’arrêter sa recommandation définitive quant au cégep en français ?