Trudeau et le cynisme de l’histoire

 

Le coureur des bois Pierre Trudeau (1919-2000), qui aimait se faire appeler Pierre Elliot Trudeau, cache, au fond de lui, un Québécois on ne peut plus banal. Jésuitique, Trudeau croyait trop à la liberté pour ne pas l’orienter. Sous des dehors progressistes, ce Canayen était bien de sa génération et adorait la grande noirceur de nos forêts. Aussi l’avènement de la télévision et la Révolution tranquille lui ont-ils passé sous le nez. Devant l’émission Point de mire qu’animait René Lévesque, la petite revue Cité libre ne faisait pas le poids. Trudeau sera l’homme de la réaction. La fameuse rose à sa boutonnière sera rouge de colère.

Pour Pierre Trudeau, le Québec porte un nom intime, celui de son propre père Charles-Émile, qui, mort prématurément, levait le coude, brassait des affaires, parlait joual et admirait Camillien Houde. C’est ce Québec bon vivant que Trudeau voudra assassiner, même s’il lui devait l’argent et l’assurance que procure l’argent.

La comédie de la modernité

Voilà, en gros, les idées lumineuses que développe Michel Vastel dans Trudeau le Québécois, excellente biographie, récemment mise à jour. Mais Vastel ménage trop, à mon goût, la chèvre et le chou. Il n’ose pas déboulonner, une fois pour toutes, l’éternel brébeuvois qui a si bien su jouer la comédie de la modernité.

Grâce à l’aisance matérielle, Trudeau a pu se distinguer de la masse, même si cette aisance était moins considérable qu’on l’a parfois cru. Le jeune homme a masqué sa vraie nature de Canayen par un bilinguisme de bon ton, des pitreries, des déguisements, des lectures trop sérieuses et des vagabondages à peu de frais autour du monde. Il s’est forgé un accent de toutes pièces pour ne pas parler notre langue comme son père, fils d’un cultivateur illettré de Saint-Michel-de-Napierville.

Maître de la pirouette, Trudeau avait l’art de l’invention et savait depuis toujours qu’il deviendrait premier ministre du Canada. Sa mère, Grace Elliot, fille d’une Canadienne française et d’un tavernier bilingue, issu de la race glorieuse des « Écossais » de la région de Saint-Gabriel-de-Brandon, n’a même pas réussi à lui transmettre la parfaite intonation anglaise que les vrais Canadians reconnaissent comme l’apanage des leurs. L’Écosse de Trudeau s’était depuis longtemps perdue dans les eaux du lac Maskinongé.

La conception de la démocratie et du progrès social de Trudeau était trop livresque et trop légaliste pour triompher de l’épreuve de la réalité. Sa compréhension de la culture et de l’histoire était si superficielle qu’elle ne lui a pas permis de faire la nette différence entre l’identité nationale et la simple pratique d’une langue. Pour cet esprit dogmatique, qui avait mal digéré le XXe siècle, la justice et les droits de l’homme allaient de pair avec la mystification. La culture de Trudeau était faite de citations. Ce qui permettait tous les faux-fuyants.

Associer le séparatisme au nazisme

Un curieux mélange d’universalisme néothomiste, de libéralisme britannique et de je-m’en-foutisme occupait l’esprit du messie du bilinguisme et du multiculturalisme. Sous l’influence du jésuite manitobain Robert Bernier, son maître à Brébeuf, et de Lord Acton, grande figure du catholicisme anglais au XIXe siècle, Trudeau niait, au nom de Dieu, le principe des nationalités, car il savait très bien que Dieu avait encore bonne presse au Québec. Ce qui lui permettait, en mai 1964, dans Cité libre, d’associer, le plus simplement du monde, le séparatisme au nazisme.

Trudeau, le catholique pratiquant, s’inspirait, à sa façon, des accommodements rendus célèbres par les Jésuites et annonçait, sans problème, la légalisation plus ou moins complète du divorce, de l’avortement, de l’homosexualité et des loteries. La révolution sexuelle et les Lavigueur lui doivent beaucoup. Plus tard, Trudeau se métamorphosera, l’espace d’un instant, en curé de campagne pour nous rappeler que, privé de la revanche des berceaux, le séparatisme perdra tout son sens.

En fait, Trudeau flirtait avec les idées avancées comme il flirtait avec les femmes. Selon Gérard Pelletier, « l’intérêt de Pierre Trudeau pour les femmes venait de son goût de la découverte plutôt que d’un penchant pour le vice ». Si le célibataire endurci a épousé la frivole Margaret Sinclair, c’était pour la réformer. « En échange de quoi elle lui ferait des enfants sains », assure une amie de Trudeau. Si l’homme politique admirait Castro, c’était parce que l’amitié avec cet ennemi des États-Unis affermissait l’indépendance du Canada et le nationalisme Canadian.

Quant à l’intérêt de Trudeau pour le N.P.D., il était si profond que le socialiste bohème deviendra libéral… Pas question de bouleverser le bipartisme fédéral au profit des indépendantistes québécois. Imaginez la situation si le N.P.D., en pleine ascension à l’époque, et un nouveau parti de droite, issu de l’Ouest rouspéteur, avaient simultanément devancé les libéraux et les conservateurs au Canada anglais ! Le Canada anglais serait devenu, pour notre délice, un théâtre politique typiquement anglo-saxon et protestant. Le N.P.D., héritier du Social Gospel des pasteurs Woodsworth et Douglas, aurait affronté une droite populiste, héritière du créditisme des pasteurs Aberhart et Ernest Manning. Laissé pour compte, Elvis Gratton n’aurait plus reconnu son Canada et se serait découvert une destinée québécoise.

La pirouette et la jambette

Toujours aussi jésuitique, Trudeau compensera les méfaits de la révolution sexuelle par une révolution missionnaire, fondée sur le multiculturalisme. Le Canada deviendra de moins en moins anglais et de moins en moins canayen. Quelle chance historique pour le Parti libéral ! Il sera presque appelé, en vertu des lois arithmétiques, à détenir le pouvoir pour l’éternité.

Mais Trudeau n’a pas l’âme tranquille pour autant. L’impensable s’est réalisé. La Caisse de dépôt et placement, création de la Révolution tranquille, est devenue l’un des principaux actionnaires du Canadien Pacifique, symbole même de la Confédération ! En 1982, Trudeau tente de réduire la puissance de la Caisse, mais recule à la dernière minute. Le plaisantin commence à se heurter à l’histoire.

Celui qui, comme le dit Vastel, « en donne aux Anglais plus qu’ils en demandent » constate que ces derniers, préoccupés par la gestion des finances publiques, l’accusent, lui le French Canadian, si pingre dans la vie privée, d’avoir mené le Canada au bord de la faillite. Charles-Émile Trudeau était devenu riche en vendant ses stations-service à l’Imperial Oil ; l’Écosse des Elliot ne remontera jamais à la surface du lac Maskinongé ; et Pierre Elliot Trudeau doit se résoudre à inviter la reine à Ottawa pour qu’elle sanctionne le rapatriement de la Constitution et la Charte des droits et libertés. Le cynisme de l’histoire l’emporte sur le cynisme du premier ministre. Mais, entre une pirouette derrière la reine et une jambette au Québec, Trudeau se vengera de Dieu et du monde entier en léguant au Canada tout ce qu’il mérite 0 Jean Chrétien.

Michel Vastel, Trudeau le Québécois, Éd. de l’Homme, 2000.