Toute la smala de la diaspora

 

Il était une fois une vieille Indienne de la Saskatchéouanne qui entreprit un jour de raconter sa vie en commençant par ces mots 0 « Oh ! vous savez, dans ce temps-là, il n'y avait que les Sauvages et les Canayens, les Blancs sont arrivés ben après ! » Jean Morisset rapporte l'anecdote dans Amériques, un recueil d'essais croisés sur une grande inconnue, la Franco-Amérique métisse.

Cosignataire de l'ouvrage publié aux éditions de l'Hexagone, son ami Éric Waddell est tout aussi fasciné par le destin singulier de tous ces gens qui n'ont plus « le privilège de vivre accrochés aux rives du Saint-Laurent ». Tous ceux qui ont «sacré le camp » et qu'on appelle Franco-Canadiens, Franco-Américains ou Francos tout court. Bref, toute la smala des francophones de la diaspora.

Le français pour la vie, l'anglais pour l'éternité

Pour Waddell, nul mieux que Gabrielle Roy n'a su traduire le drame de tous ces exilés, engagés dans une trajectoire qui les mène inexorablement au bout du monde, « pour y disparaître sans bruit et presque sans faire de trace ». Lors d'une visite au cimetière abandonné de l'Ouest où reposent ses grand-parents, la romancière franco-manitobaine s'est retrouvée un jour confrontée à sa propre déperdition.

Deux monuments funéraires, élevés à la mémoire d'un oncle et d'une tante attirent son attention. « Deux hautes pierres analogues me faisaient face, debout, l'une à côté de l'autre, portant en caractères qui me sautèrent aux yeux, l'une Father, l'autre Mother, note-t-elle dans La détresse et l'enchantement. Ainsi donc, eux qui n'avaient été Father et Mother pour personne au cours de leur vie, le seraient à jamais dans ce petit cimetière du bout du monde. Ils m'étaient ravis aujourd'hui plus complètement qu'ils ne l'avaient été le jour de leur mort. »

Tous les chemins ramènent au Québec

Jack Kerouac partage la même angoisse et le même sentiment de dépossession. Dans son dernier roman, Pic, il évoque la silhouette d'une sorte de vagabond errant qui cherche le Canada, partout et nulle part. « En Virginie, puis en Pennsylvanie, puis dans l'État de New York, raconte Kerouac. Pis tout ça à pied, mais y l'trouvera jamais, le Canada, parce qu'y marche toujours dans la mauvaise direction. »

« L'homme invisible avait un pays / maintenant, il ne peut plus se rappeler son nom, écrit Patrice Desbiens, poète franco-ontarien. Et tout ce à quoi il pense, c'est 0 Aurais-tu trente piastres pour que je retourne au Québec ? »

Toute sa vie durant, surtout lorsqu'il prenait un coup, Jack Kerouac a joué avec l'idée d'un improbable retour au Québec. Il ne s'est résolu à tenter l'expérience qu'en 1967, deux ans avant sa mort. Son passage dans le studio montréalais d'une émission de télévision, enregistrée devant public, n'a laissé le souvenir d'une rencontre capitale qu'à un fort petit nombre d'écrivains qui l’avaient lu.

Personnellement, c'est en visionnant récemment un documentaire américain, magistral et exhaustif, sur la Beat generation, que j'ai pu prendre conscience à quel point Le sel de la semaine nous avait révélé l'autre nature de Kerouac.

Dans chacune de ses interventions qui jalonnent le déroulement chronologique du film, l'auteur de On the road donne chaque fois l'impression d'être un « outsider » et le seul moment où il semble être à l'aise dans sa peau, c'est lorsqu'il répond en français aux questions que lui pose Fernand Seguin.

Ti-Jean, comme l'appelait son père, n'est lui-même, en somme, qu'au sein des siens, les Québécois, pour qui, néanmoins, il demeure un « étrange », et, au milieu de tous ceux pour qui il incarne le rêve américain dans toute son américanité, le grand Jack s'est toujours senti un étrange.

Le point de vue des coureurs de bois

Éric Waddell et Jean Morisset sont des géographes peu orthodoxes. Ils s'intéressent à la géographie littéraire, tout autant qu'à l'origine française de Davy Crockett, de son vrai nom David Crocketagne, ou « canadienne de Montréal » de Pasquinel, le héros de la Saga du Colorado de James Michener. Sans oublier les dernières lignes, quasi testamentaires, de l'œuvre de Claude Lévi-Strauss où ce dernier invite les anthropologues à se borner dorénavant « à concevoir de très loin l'existence des mondes qu'ils abordent, en abandonnant l'ambition d'y entrer ».

Autrement dit, on ne peut courir les bois sans prendre le risque de s'ensauvager en bout de piste. La distanciation, le « arm's lenght scientifique » que recommande l’humilité scientifique de Lévi-Strauss correspond curieusement à la mentalité d'assiégé des colonies américaines, qui ont attendu le début du XIXe siècle avant de pénétrer à l'intérieur du continent.

« Pourtant, nous savons très bien que nous y sommes entrés. Nous sommes même la résultante d'une telle pénétration, rétorque Jean Morisset dont le nous fait référence à nous tous, Brésiliens ou Canadiens, Américains de la première heure, issus de tous les métissages et de toutes les géographies. Derrière l'administrateur, le conquérant ou le mercenaire officiel, il y a toujours un échappé pour se transformer en boucanier, en bandeirante, en flibustier ou en coureur de bois. Un coureur de bois qui ira spontanément chercher refuge auprès d'une squaw devenue simultanément et rapidement son amante et la mère de ses enfants. Et partant la seule mère putative du Nouveau Monde. »

L'Amérique est née coiffée

Un monde nouveau ? Pour qui? Encore une fois, c'est le docteur Ferron qui oriente la question dans la bonne direction. « À son premier voyage, Jacques Cartier découvrit les Canadiens, précise-t-il. C'est seulement à son deuxième qu'il découvrit le Canada. »

C'est là le malentendu originel qui perdure jusqu'à aujourd'hui. « À la différence de Dieu qui attendit jusqu'au dernier jour pour créer l'homme, l'Europe allait découvrir une Amérique déjà habitée, donc déjà créée, souligne Jean Morisset. Aussi se verra-t-elle devant l'impossible tâche d'avoir à inventer un monde nouveau qui existait déjà. »

En fait, c'est du métissage d'ici et de l'ailleurs qu'est né ce Nouveau Monde qui commence avec nous. Une réalité que la France se fait un devoir d'occulter. « La véritable Amérique ne saurait exister en français à ses yeux, de peur que son rêve d'Amérique ne devienne un cauchemar indéchiffrable parlant joual ou créole – ces langages, apparus dans le sillage de sa propre Amérique perdue, qui ne pourront jamais, en ce qui concerne la France, valoir son propre discours sur l'Amérique, constate Morisset. En d'autres mots, que peut exprimer la parole abâtardie et métissée d'un Indien francophone du Nouveau Monde à côté de la pensée pure d'un Lévi-Strauss sur le pur Indien d'Amérique ? »

Souvenez-vous de votre géographie

À cette question, Éric Waddell répond avec les mots d'un collègue géographe. « La plus grande œuvre littéraire que notre histoire ait produite est la géographie. Et ce sont les coureurs de bois qui l'ont écrite, d'une plume analphabète d'ailleurs, leur canot; sur une feuille entièrement mobile, une rivière. Ils ont écrit un continent, en portageant leur désir sur leur tête, et en le déposant à la porte d'un tipi. Et tout cela en chantant.» Et en transcrivant phonétiquement les noms de lieux autochtones, un siècle et demi avant l'anglais, qui changea la graphie de Ouabache pour « Wabash », de Ouichita pour « Wichita », et traduira Genou Blessé en « Wounded Knee », L'eau frette en « Low Freight » et Baie d'Espoir en « Bay Despair ».