Le choix entre traiter 620 patients au fluconazole ou 10 000 au « générique »

 


La politique des médicaments



Un rapport de l’ONUSIDA, publié en décembre dernier, rendait compte de la gravité de l’épidémie du VIH en Afrique. Sont originaires d’Afrique 70 % des adultes et 80 % des enfants ayant la maladie et les trois quarts des plus de 20 millions de personnes qui, dans le monde, sont mortes du SIDA depuis son apparition. On dénombre sur le continent africain plus de 25 millions de personnes séropositives et approximativement 3,8millions de nouvelles infections par an.

Le problème central de la lutte au SIDA vient du fait qu’on ne meurt pas en le contractant, mais plutôt en attrapant une infection systémique, le plus souvent une méningite à cryptocoque. Dans ce cas, sans traitement efficace, l’espérance de vie ne dépasse pas un mois.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande une phase de traitement sous forme d’intraveineuses d’amphotéricine B durant six semaines et de fluconazole pendant douze semaines. Les patients doivent cependant suivre un traitement à vie de fluconazole, le plus souvent par voie orale, car il est ainsi davantage toléré par le corps.

Ce médicament a été breveté en 1982 par le laboratoire Pfizer sous la marque Diflucan. Le brevet n’expirera pas avant 2004 ou 2005 dans la plupart des pays, ce qui empêche son importation ou sa production par une autre société que Pfizer.

Cependant, une étude de Médecins sans frontières (MSF) sur le prix du fluconazole démontre que certaines compagnies fabriquent un générique beaucoup moins coûteux. Si, en Afrique du Sud, la capsule (200 mg) de Pfizer coûte 9,34 $ US, le même produit, fabriqué par le laboratoire Biolab de Thaïlande ne coûte que 0,60 $ US. « Chaque année, affirme l’étude, avec un budget de 2,16 millions de dollars U.S., l’Afrique du Sud pourrait être en mesure de traiter 620 patients avec du fluconazole Pfizer, mais 10 000 patients avec du fluconazole générique importé de Thaïlande. Cela signifie que chaque année 9380 personnes supplémentaires pourraient être sauvées avec le même budget. »

L’OMC et ses tentacules

L’Accord des droits à la propriété intellectuelle et du commerce (ADPIC) a été adopté en 1994 par l’OMC qui l’impose depuis à tous les pays membres. Ceux-ci ne peuvent alors plus reconnaître des brevets sur des produits génériques qui pourraient être mis en vente sur leur territoire.

« Si le laboratoire qui détient le brevet est prêt à négocier avec un pays tiers, il peut obtenir des royalties en échange d’une autorisation de production locale 0 une licence volontaire », affirme Act-up Paris, une organisation du lutte contre le SIDA. « S’il ne veut pas négocier, l’État peut décider de faire fabriquer une copie d’un produit dont il a besoin par un industriel local. C’est ce qu’on appelle une licence obligatoire. » Le problème, c’est qu’aucune compagnie n’a voulu négocier une licence volontaire. Les pays susceptibles de produire des antirétroviraux génériques sous licence obligatoire ne veulent pas d’un affrontement avec les laboratoires occidentaux et les États-Unis, leur chien de garde.

C’est la situation actuellement en Afrique du Sud. Après les premières élections démocratiques de 1994, le gouvernement Mandela s’est retrouvé à la tête d’un pays au système de santé ravagé. À 61 % privé, il n’arrivait même pas à soigner 20 % de la population. L’Afrique du Sud a tenté sans succès de négocier une licence volontaire avec Pfizer. Devant l’urgence de la situation (100 000 personnes y meurent du SIDA chaque année), on adopta en 1997 une loi permettant l’importation de fluconazole générique à bas prix.

Toutefois, cette loi n’a toujours pas été appliquée par suite de l’obstruction juridique de Pfizer et d’autres compagnies pharmaceutiques. Le 5 mars dernier, s’est finalement ouvert à Pretoria le procès. L’Association de l’industrie pharmaceutique d’Afrique du Sud (PMASA) considère la loi de 1997 comme étant inconstitutionnelle.

Sachant que près de 400 000 personnes sont mortes du SIDA depuis 1997, il est possible de donner un tout nouveau sens à l’affirmation de Henry A. McKinnel, président de Pfizer, au Forum économique de Davos 0 « Ensemble, nous pouvons et nous devons confronter ce qui tue l’humanité. »

Québec, on s’en lave les mains

La problématique du SIDA au Québec n’est évidemment pas aussi catastrophique qu’en Afrique du Sud. « La situation s’est améliorée grâce à la trithérapie et au fait que le traitement est accessible et largement payé par l’assurance-maladie », affirme Réjean Thomas, de la clinique L’Actuel, une clinique spécialisée dans le traitement du VIH/SIDA.

En 1998, il y a eu 567 nouveaux cas déclarés et 569 l’année suivante. Il en coûte tout de même entre 10 000 et 12 000 dollars par an par malade et il serait tout à fait possible de réduire les coûts si le gouvernement du Québec se dotait d’une politique d’achat ou de fabrication de médicaments génériques. «Dans les accords de libre-échange, il y a une clause permettant de faire des génériques en cas d’urgence », dit M. Thomas. Cependant, « une politique de médicaments génériques est beaucoup plus nécessaire actuellement en Afrique du Sud, car la population n’a tout simplement pas les moyens de payer ».

En encourageant les laboratoires pharmaceutiques et en appuyant l’ADPIC (que la ZLEA pourrait renouveler), le gouvernement du Québec ne fait que cautionner l’injustice à l’origine de centaines de milliers de morts en Afrique. Il oblige les contribuables québécois à payer plus que la juste part pour des médicaments qu’il serait possible de produire à plus faible coût en important des génériques ou en collectivisant la production de ceux-ci. Rappelons que pour chaque dollar dépensé en recherche, des compagnies comme Pfizer en dépensent deux en marketing.

Afin que cesse ce que le Sud-Africain Zackie Achmat, président de Treatment Action Campaign appelle l’« holocauste contre les pauvres ».

étrange conscience sociale

Le principal argument des compagnies pharmaceutiques pour légitimer les coûts élevés des médicaments est la nécessité de financer la recherche. Pourtant, si nous prenons l’exemple de Pfizer, première compagnie au monde depuis la fusion avec Warner-Lambert en juillet dernier, nous notons que, si les dépenses de recherche et développement atteignaient 4,44 milliards de dollars U.S. (15 % du budget total) en 2000, les dépenses relatives au marketing, à la promotion et à l’administration s’élevaient à 11,44 milliards de dollars U.S. (38,7 % du budget).

Si un gouvernement décidait de produire lui-même les médicaments nécessaires, il n’aurait pas besoin de dépenser tant d’argent et de ressources pour promouvoir son produit et il y aurait davantage d’argent disponible pour la recherche.

Murry J. Elston, président des Compagnies de recherche pharmaceutique du Canada, affirme quant à lui qu’il ne faut pas contrarier l’industrie de la recherche pharmaceutique, car celle-ci aurait une très grande sensibilité sociale et « s’inquiète sérieusement [...] de la menace mondiale que représentent certaines maladies fatales transmissibles comme le SIDA/VIH, le paludisme et la tuberculose ».

Que La Presse ait publié ce texte en page éditoriale ne doit pas nous étonner car Power Corporation, propriétaire du quotidien, possède également la Great West Life co., une compagnie d’assurance-vie qui offre justement des assurances-médicaments permettant, moyennant quelques dizaines de dollars par mois, de payer le gros prix pour des médicaments à des compagnies comme Pfizer. En encourageant le gouvernement à maintenir les prix élevés, Power Corporation s’assure que la tentation de refiler une partie de la facture aux utilisateurs contribuera à maintenir sa croissance. La misère, c’est payant quand on assure.

C’est ce qui fait dire à Marie Pelchat, de la Coalition Solidarité Santé, qu’« on ne peut pas concilier santé et rentabilité ». En d’autres mots, on joue le jeu des compagnies et on laisse le coût du système de santé augmenter ou, au contraire, on les affronte, comme c’est le cas actuellement en Afrique du Sud. « Nous sommes aux antipodes de l’Afrique du Sud, et pas seulement géographiquement », affirme Marie Pelchat.