Dear Henry, ce prestigieux criminel

 

Le 11 septembre 1973, le général Augusto Pinochet et ses hommes assassinaient et renversaient le président démocratiquement élu du Chili, Salvador Allende. Des documents de la Maison Blanche longtemps gardés confidentiels confirment aujourd'hui le rôle clé joué par le gouvernement américain et la CIA dans cette intervention meurtrière, origine d'un régime de terreur qui entraînera dans la mort des milliers de civils. À l’origine de cette opération, un homme 0 le secrétaire d'État américain Henry Kissinger.

Je ne vois pas pourquoi l'irresponsabilité d'une population pourrait permettre aux Communistes de progresser dans un pays. » Cette déclaration d’Henry Kissinger se rapportait aux élections chiliennes qui portaient au pouvoir le parti de Salvador Allende. Notons que le système électoral de ce pays était alors reconnu, dans l'hémisphère sud du continent américain, comme un véritable modèle de pluralité démocratique.

Surprenant ? Oui, si l'on considère que ce célèbre conseiller du président Nixon, puis du président Ford par la suite, considéré comme le grand diplomate de la politique internationale américaine à une période critique de la guerre froide, aimait se présenter comme le défenseur des valeurs libérales et démocratiques.

Co-récipiendaire du prix Nobel de la paix en 1973 avec son homologue vietnamien Le Duc Tho (qui a rejeté l'honneur, arguant que la guerre au Viêtnam n'était pas terminée), « Dear Henry » est, aujourd'hui encore, grandement respecté à l'intérieur de l'élite politique américaine, et bénéficie par l'entremise des grands médias d'un statut réservé aux grands hommes d'État.

Une longue liste de crimes

Et pourtant, la révélation récente d'archives jusqu'ici gardées secrètes par le gouvernement américain a permis à certains auteurs d'exposer au grand jour le machiavélisme de cet homme aux idées de grandeur. Avec son ouvrage The Trial of Henry Kissinger, le journaliste et professeur Christopher Hitchens dresse sans détour la longue liste des crimes qui lui sont attribuables. Il démontre notamment que les interventions sanglantes au Cambodge, au Viêtnam, au Bangladesh, à Chypre et au Timor Oriental, pour ne nommer que celles-ci, sont l'effet d'une politique impérialiste que Kissinger s'est efforcé de mettre en application. Ce dernier n'a jamais hésité à prendre tous les moyens nécessaires pour assurer l'hégémonie des États-Unis sur le reste du monde.

En Amérique du Sud, Kissinger s'est fait le défenseur des pires dictatures militaires, lesquelles se montraient par la suite courtoises aux demandes des grandes multinationales. Au Chili, les réformes amorcées par le gouvernement socialiste d'Allende visaient une réappropriation par l'État de son économie pour en permettre un meilleur contrôle et une répartition plus juste. Cela passait par une vague de nationalisations qui allait évidemment à l'encontre des puissants intérêts américains.

Kissinger alla jusqu'à affirmer dans une lettre écrite à Nixon après le coup d'État 0 « Le nouveau pouvoir chilien est en train de régler le problème de l'expropriation des compagnies américaines et il nous soutient dans la plupart des dossiers internationaux importants. » Et il poursuivit 0 « La survie de la junte est donc clairement de notre intérêt. Nous devons lui assurer un soutient discret mais ferme.»

Une rencontre décisive

Une rencontre à quelques jours des élections chiliennes entre Kissinger et le directeur de la CIA, Richard Helms, allait décider de l'avenir du pays pour les vingt prochaines années. Il fut alors convenu qu'en cas de victoire de la gauche, une politique de déstabilisation serait nécessaire à l'élimination définitive de la « menace communiste » en formation. Celle-ci se ferait tout d'abord à l'aide de sanctions économiques, puis d'enlèvements, d'assassinats et, éventuellement, d'un coup d'État militaire. L'assassinat commandé du général Schneider, le chef de l'armée chilienne sous Allende qui refusait toute ingérence militaire dans le processus électoral, montre comment furent éliminés sans scrupule les individus faisant obstacle aux aspirations du diplomate.

Si publiquement Kissinger affichait des réserves face au régime dictatorial mis en place après le renversement, il en était tout autrement derrière les coulisses. Loin de se préoccuper des multiples violations des droits humains au Chili, qu'il qualifiait d'ailleurs de « problèmes domestiques », Kissinger, dans un entretien privé avec Pinochet en 1976, le rassurait 0 « Nous saluons le renversement d'un gouvernement enclin à des tendances communistes. (…) En renversant le gouvernement d'Allende, vous avez rendu un grand service à l'Ouest. Nous n'avons aucun intérêt à affaiblir votre position. »

Dans l'esprit du public, le général Pinochet est l’un des monstres du XXe siècle. Cependant, on oublie trop souvent les forces et les intérêts masqués qui ont concouru à le mettre en place.