Ferron ou Dumont, voilà la question

 

Être ou ne pas être, voilà bien la question que nous devons nous poser si le goût nous vient d’élire le grand penseur québécois du XXe siècle.

Il n’y a que deux candidats en lice, deux cadavres sur le lit de parade. Nés dans les années vingt et morts avant la fin du siècle, ces deux hommes incarnent des visions du monde tout à fait contradictoires et résument, à eux seuls, le dilemme de notre identité.

Le premier candidat, Jacques Ferron, médecin, fondateur du Parti Rhinocéros et surtout écrivain, n’est pris au sérieux que par un petit nombre d’initiés. Quant au second, Fernand Dumont, sociologue, philosophe et même théologien, il jouit d’une réputation qui ne cesse de grandir. Tous les honnêtes gens le disent 0 Dumont, c’est le guide qu’il nous faut. Voilà certainement ce que pense Serge Cantin. Ce professeur de philosophie a colligé et présenté, avec ferveur et minutie, les entretiens du maître, sous le titre Un témoin de l’homme. Il nous rappelle que Fernand Dumont se situe bien au-dessus de notre humanité…

Le bond du témoin de l’homme

C’est en 1927, à Montmorency, petite ville industrielle, près de Québec, qu’est né le témoin de l’homme. Son père, qui avait connu une enfance miséreuse, était ouvrier à la Dominion Textile. « Mon père se rappelait avoir mendié », avoue Dumont dans ses entretiens. Du côté maternel, la situation n’est guère plus reluisante 0 le grand-père avait dû travailler aux États-Unis, à maintes reprises, pour assurer la subsistance de sa famille.

« J’éprouve toujours – je l’avoue franchement en toute naïveté – une certaine fierté de venir de ce milieu-là, et même une espèce d’orgueil », confesse Dumont, grand chrétien pour qui la pauvreté et l’ignorance évangéliques comptent, bien sûr, par-dessus tout. Mais, assez tôt, le témoin de l’homme se faisait un devoir d’« émigrer », selon son propre terme, vers un autre milieu. Dans ses mémoires, intitulés précisément Récit d’une émigration, il n’hésite pas à nous livrer le fond de sa pensée à propos de ses parents. « J’ai cru qu’il me faudrait aller jusqu’à prendre une autre route que la leur pour répondre à des espoirs qu’ils ne pouvaient nommer. » Le peuple ne pourra même pas mesurer l’ampleur du bond que fera le témoin de l’homme.

Le docteur Ferron, né bourgeois, a émigré, lui, de l’autre bord du précipice parce qu’il croyait que « s’il est un pays où l’on s’appauvrit en s’embourgeoisant, c’est bien le nôtre ». On passe alors « de marde à merde, du gras au sec », disait-il avec tristesse. Dès le départ, Ferron pulvérise Dumont.

Pas de la marde

Après avoir fait, chez les frères, un cours secondaire sans prestige, Fernand Dumont décide d’apprendre, par lui-même, le latin et le grec afin de ne jamais plus se salir les mains. Admis au petit séminaire de Québec à l’âge de dix-huit ans, il devra travailler l’été, à la Dominion Textile, pour se payer des études classiques condensées. À la fin de sa vie, comblé de gloire, il daignera faire cette confidence 0 « Je n’oublie pas, maintenant que me voilà au milieu des livres, qu’un jour j’ai été confronté à l’humiliation la plus abjecte. » Le témoin de l’homme n’est pas de la merde, encore moins de la marde.

Et Ferron, lui ? Le docteur Ferron place bien au-dessus du collège Brébeuf, où il a fait ses études, Longueuil-Annexe et Coteau-Rouge, bidonvilles de la rive sud de Montréal, où il s’installe pour pratiquer la médecine. Il y trouve, assure-t-il, « en plus riche, en plus vivace, en plus savoureux », l’équivalent du collège huppé, « un centre nerveux du Québec, sinon une capitale ». Il reconnaît dans ce « farouest » banlieusard « le no man’s land qui sépare l’agriculture et la civilité nouvelle », la cité de cet inconscient cher à ses amis les automatistes, le terreau de la Révolution tranquille, la capitale de la modernité.

La modernité, Dumont, lui, a cru la découvrir dans les livres, à l’université Laval et lors de ses études à Paris. En réalité, il ne l’a jamais vue passer. Le témoin de l’homme n’a pas imaginé un seul instant que les ouvriers de la Dominion Textile incarnaient la modernité dans toute sa verdeur. La culture populaire, à la fois idéalisée et fossilisée par le clergé, il la voyait en train de se perdre. Qu’elle fût sur le point de se transformer, cela ne lui a jamais effleuré l’esprit.

L’avant-garde rebute Dumont, que ce soit en musique, en littérature, en peinture, ou encore dans l’action politique et syndicale. Lorsque l’avant-garde jaillit d’une culture populaire éclatée, le phénomène met le témoin de l’homme hors de lui. L’usage littéraire du joual constitue pour lui l’horreur suprême.

Les anticolonialistes colonisés

Lorsque Dumont se dit indépendantiste, il prend bien soin de préciser que sa pensée reste étrangère à l’anticolonialisme. Comme il sait manier les concepts, il retourne le terme colonisé contre les anticolonialistes. Ce sont eux les colonisés, soutient-il, eux et tous nos autres intellectuels qui se sont laissé séduire par de pernicieuses idées européennes. « Pensez aux influences que nous avons subies pendant la Révolution tranquille ! Ces étudiants qui revenaient de France avec la dernière théorie à la mode… » lance-t-il dans un entretien de 1977. Dumont en est aussi convaincu que les Anglais 0 les braves ouvriers de la Dominion Textile, eux, n’ont jamais été colonisés.

Les conséquences de la Révolution tranquille, le témoin de l’homme ne les a pas digérées. Dès que la logique de ce bouleversement déviait du réformisme provincial et complaisant dont il rêvait, il perdait sa belle contenance.

C’est le P. Georges-Henri Lévesque qui, dans une université pontificale, mit au monde le professeur Fernand Dumont. Quel prodigieux moyen d’ascension sociale l’Église ne fut-elle pas pour le témoin de l’homme ! Il est aisé de faire une petite révolution dans sa chambre, alors qu’à l’extérieur la civilisation est en crise. Mais que le choc est brutal quand on sort de sa coquille ! Dans son Portrait inachevé de Fernand Dumont, Paul-Marcel Lemaire nous révèle que ce choc a provoqué chez le témoin de l’homme une grave crise religieuse. Dumont ne voyait plus l’utilité de l’Église ! Il faut dire que c’était à la fin des années soixante-dix… Honteux de son ingratitude, Dumont est vite revenu à de meilleurs sentiments. Cependant, il ne se privera pas de critiquer le pape. Ce qu’il n’aurait jamais osé faire dans les années cinquante.

La démocratie, oui, mais…

L’audace n’a jamais été son fort. Il a tremblé comme une feuille en participant à l’ébauche du projet de loi 101. Plus près de Parent que de Papineau, Dumont a vu dans la Confédération un pacte qui aurait pu nous être profitable. Il a toujours considéré la démocratie comme une chose admirable dont la seule faiblesse demeure le suffrage universel… Selon lui, la Révolution tranquille a conduit, en définitive, à un cul-de-sac. Nous aurions fait fausse route en tablant sur le « refus » et la « caricature » du passé. Dumont appelle de tous ses vœux une « restauration de la mémoire ».

On peut se demander de quelle mémoire il s’agit. La Révolution tranquille et, plus globalement, la crise de la civilisation occidentale, ont à ce point bouleversé le témoin de l’homme qu’il n’hésite pas à affirmer que « l’origine de ce peuple-ci, c’est un avortement ». Notre langue serait une « langue en exil » et il y aurait de la « vanité » dans le désir de perpétuer notre culture. « À mon avis, il n’y a pas de nation québécoise, proclame Dumont, puisqu’il y a des anglophones qui ne se considèrent évidemment pas comme faisant partie de notre nation. »

« Dumont n’est décidément pas un disciple des Lumières », écrit avec justesse Paul-Marcel Lemaire, admirateur réfléchi du témoin de l’homme. À la différence de Serge Cantin, Lemaire reconnaît que Dumont n’est pas vraiment socialiste.

Ferron a été le premier à découvrir dans le Québec sauvage, populaire et frondeur l’avenir du monde. Dumont, lui, a, dès son engagement comme professeur à l’université Laval, quitté le Québec et même notre Terre pour émigrer désespérément vers le ciel inavouable des dieux de la Dominion Textile. S’il y a une chose qui soit totalement étrangère à l’esprit de Fernand Dumont, c’est bien la conjugaison du socialisme, de l’anticolonialisme et du souffle de la liberté.

Fernand Dumont, Un témoin de l’homme, L’Hexagone, 2000.

Paul-Marcel Lemaire, Portrait inachevé de Fernand Dumont, Éd. du Marais, 2000.