Vous souvenez-vous du Front commun ?

 

Il y a aujourd’hui trente ans, pendant que l’armée veille sur le sommeil des ministres, tout craque de partout. Début janvier, Jean Cournoyer sonne le tocsin. Si le chômage persiste, il y a des dangers de révolution, prévient le nouveau ancien ministre du Travail et de la Main-d’œuvre.

L’usage du mot à dix lettres n’est plus exclusif aux felquistes. À moins que les gouvernements prennent immédiatement les mesures qui s’imposent pour résoudre le problème du chômage, le Québec devra faire face à la révolution, prophétise Réal Caouette.

Le chef fédéral du Parti créditiste ne rate jamais une occasion d’instruire les catéchumènes. Actuellement, il y a des produits en abondance mais pas d’argent dans les poches des consommateurs, confirme l’ancien vendeur de chars avant d’établir son diagnostic. J’appelle ça de la déflation ! Si ça change pas, vous allez voir sauter les vitrines des magasins. Ce qu’on appelle une déflagration.

126 grèves et 1 417 560 jours de chômage

Le bilan de l’année précédente fait état d’une véritable conflagration dans le monde du travail. En 1970, on a compté 126 grèves ou lock-out qui ont impliqué 73 189 travailleurs pour un grand total de 1 417 560 jours de chômage. Si la tendance se maintient, les syndiqués seront dans la rue ou en prison.

Rien ne va plus ! La Confédération des syndicats nationaux tire la conclusion qui s’impose. Il ne suffit plus pour la CSN de brandir le poing fermé. Nous croyons qu’il appartient à chaque individu, dans sa région, dans son usine, dans son quartier, de décider de quelle façon il peut le mieux avec la collectivité réaliser la meilleure allocation possible de nos ressources, tonne-t-elle dans un manifeste où son président, Marcel Pepin, expose la nouvelle orientation de la centrale syndicale. C’est toute notre mentalité qu’il faut transformer, jusqu’au jour où nos gouvernements ne pourront plus rester sourds à l’expression des besoins réels des gens. Les travailleurs syndiqués n’attendent plus rien du gouvernement du Pleutre. Leur slogan est sans appel. Ne comptons que sur nos propres moyens !

Robert, Paul et Jean, le triumverrat

Le président de Power Corporation peut compter en tout temps sur la sollicitude de la corporation du pouvoir. À peine a-t-il appris l’enlèvement de Pierre Laporte que Robert Bourassa se soucie aussitôt de la sécurité de Paul Desmarais. Le financier chasse le volatile sur une île déserte du Saint-Laurent. La Sûreté du Québec lui dépêche un hélico illico. Qu’a-t-il à craindre ? Les sous-marins des felquistes, voyons ! Un an plus tard, le délire paranoïaque demeure omniprésent dans le paysage politique. Réélu sans opposition, Jean Ier ne rate pas une occasion pour fustiger l’opposition. Même l’unanimité ne parvient pas à le rassurer. Que cherche-t-il ? La fusion mystique ?

Paul Desmarais est le nouveau propriétaire du quotidien La Presse. Depuis juillet, le boss affronte ses employés. Le 27 octobre, il décrète un lock-out général pour contrer une manifestation massive de solidarité organisée par la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec. La FTQ l’a prévue pour le 29. Quoi de plus inquiétant pour le roi Jean qu’un attroupement à quelques pas de sa mairie ? La veille de la manif, Paul Desmarais rencontre le maire Jean Drapeau qui sort des boules à mites son règlement antimanifestation, relate Louis Fournier. Un grand quadrilatère autour de l’édifice La Presse sera interdit d’accès par la police.

Mes amis, les policiers nous interdisent le passage !

Le 29 octobre, plus de 15 000 personnes bravent l’ordonnance du roi Jean. Bras dessus, bras dessous, les présidents respectifs des trois grandes centrales syndicales québécoises ouvrent la marche. À la suite de Louis Laberge, Marcel Pepin et Yvon Charbonneau, président de la Centrale de l’enseignement du Québec, les manifestants de la FTQ, de la CSN et de la CEQ empruntent la rue Saint-Denis. L’objectif est l’édifice de La Presse. Carré Viger, l’escouade anti-émeute bloque le passage derrière une double rangée de barrières métalliques. L’affrontement est inévitable. Louis Laberge se tourne vers les syndiqués. Mes amis, les policiers nous interdisent le passage. Nous allons passer quand même. La foule manifeste bruyamment son appui. Uniquement les trois présidents de centrale ! précise le président de la FTQ qui se fait entendre grâce à un haut-parleur installé sur une camionnette. Les policiers baissent leurs visières. S’ils ont à nous arrêter, qu’ils le fassent. La foule proteste. Mais pas de violence, je vous en prie ! Les trois chefs syndicaux sortent du rang et s’avancent seuls vers la barricade.

200 arrestations, 190 blessés et une perte de vie

Derrière la double barrière, l’accueil des policiers est brutal. Ils ne m’ont pas manqué. J’ai reçu un solide coup de poing sur la gueule et mes lunettes ont revolé. J’étais en sang, témoigne Yvon Charbonneau. La consigne est de ne pas mettre les chefs syndicaux en état d’arrestation. Ils sont refoulés. Les manifestants s’impatientent. Louis Laberge prend le micro pour faire le point. C’est peine perdue ! Le fil a été arraché par un policier. La confusion règne. C’est le moment prévu pour l’intervention des forces de l’ordre. L’escouade anti-émeute charge avec une brutalité inouïe. Sur la ligne de front, le fils aîné du président de la FTQ est frappé sauvagement. Louis Laberge n’est pas épargné. Il est roué de coups de matraque dans le dos. Gonflée à bloc, la garde prétorienne s’en donne à cœur joie. La répression policière pour la cogne d’élite rime avec heures supplémentaires. La solidarité avec les ouvriers n’est pas incluse dans la fraternité des policiers.

La manifestation de La Presse est l’une des plus sanglantes de l’histoire du mouvement ouvrier au Québec. Le bilan officiel du lendemain fait état de 200 arrestations, de 190 blessés et d’une perte de vie, celle d’une jeune femme, morte étouffée à la suite d’une crise d’asthme. Louis Laberge ne décolère pas. Hier soir, les policiers n’ont été rien d’autre que le prolongement de leur matraque, le bras armé du dictateur Drapeau. Après l’hystérie de vendredi soir, rien ne sera jamais plus pareil pour les travailleurs, fulmine le chef ouvrier. Il y a des milliers de syndiqués qui ne sont plus aujourd’hui les gars qu’ils étaient avant vendredi soir. Et moi non plus, je ne suis plus le même !

Un coup de matraque, ça frappe en tabarnak !

Pour la Fédération des travailleurs du Québec, c’est un véritable chemin de Damas. Des trois grandes centrales syndicales, la FTQ est la moins politisée. En ces matières, la colère est bonne conseillère. Quatre jours plus tard, près de 17 000 personnes se retrouvent au Forum pour partager leur indignation. La soirée débute par une minute émouvante de silence à la mémoire de Michelle Gauthier, la jeune manifestante décédée. Ce n’est pas une veillée funèbre. Un coup de matraque, ça frappe, ça frappe ! Un coup de matraque, ça frappe en tabarnak ! chante la foule sur un air connu. Le discours de Louis laberge fait monter la pression de plusieurs crans. Ti-Louis ne mâche pas ses mots et ne retient pas les coups qu’il porte. La FTQ en a ras le bol ! C’pas des vitres qu’il faut casser ! La conclusion du tribun tombe comme une masse. C’est le régime que nous voulons casser ! L’appui des militants fait trembler les murs du Forum.

La CSN a délégué Michel Chartrand pour lire le message de son président, Marcel Pepin. Le régime actuel a vécu. Il n’y a plus de place pour nous dans un tel régime. Déclare l’orateur dont le verbe fougueux ne laisse planer aucun doute sur l’engagement politique de sa centrale. En dix ans, il n’avait pas été possible de faire l’unité des travailleurs de toutes les centrales. En une soirée, Drapeau y est parvenu. Il a créé une unité que rien ne pourra plus jamais ébranler résume pragmatiquement Louis Laberge. Le Front commun est né !