L’idéologie néo-libérale pénètre les organisations socio-communautaires

 


L’industrie des problèmes sociaux



Au Québec, une multitude d'organisations socio-communautaires soulagent des maux et défendent des intérêts de plus en plus particuliers, s'isolant les unes des autres et s'éloignant ainsi du bien commun. Plusieurs représentants de ces organisations, hier militants engagés et bénévoles, sont peu à peu devenus des gestionnaires permanents de la misère, une élite technocratique de la représentation sociale. Une dérive qui conduit finalement au développement de l'industrie des problèmes sociaux, d'un marché d'offres et de demandes nourri par les effets pervers d'une idéologie néo-libérale.

Ce constat, pour le moins inquiétant, est le résultat d'une profonde réflexion d'Henri Lamoureux. Fort de ses trente années d'engagement dans l'action communautaire, l'auteur du livre Les dérives de la démocratie, essai paru récemment chez VLB Éditeur, pose un regard dur et critique, mais toujours juste, sur les transformations insidieuses des mouvements sociaux et des organisations qui s'y développent.

Les bureaucrates du communautaire

Henri Lamoureux observe d'abord le passage d'un militantisme, qui cherchait autrefois « à donner toujours plus de sens à l'idée d'humanité » et à lutter pour éliminer toute forme de misère, à une gestion bureaucratique et corporative des problèmes sociaux, par une élite carriériste.

L'auteur s'interroge donc sur le développement du corporatisme social où l'on réduit l'individu à un problème, niant de ce fait la complexité de l'être humain. Ainsi, les organisations socio-communautaires s'inscrivent de plus en plus dans «une logique d'un marché fragmenté» où la gestion des problèmes particuliers prend le pas sur la lutte à l'oppression, à l'exploitation et à l'aliénation d'une population aux problèmes variés mais aux intérêts communs. L'auteur nous invite à « penser le social en tenant compte de sa totalité », plutôt que de gérer en pièces détachées les effets pervers d'une économie néo-libérale.

La permanence des professionnels de la représentation sociale

Dans un tel contexte, les problèmes sociaux deviennent de plus en plus acceptables dans la mesure qu'ils génèrent des emplois dans l'économie dite sociale. Cette dérive provoque un profond paradoxe pour les organisations occupées à combler les besoins des plus démunis.

L'auteur nous rappelle d'ailleurs que les organisations socio-communautaires ne peuvent être des entreprises dont nous pourrions mesurer le succès au nombre d'emplois créés. En effet, l'élimination des besoins mettant fin aux activités de ces organisations demeure l'objectif ultime de toute action du genre.

Mais voilà, dans le cadre d'une économie de services fondée sur la gestion des problèmes sociaux, « la reconnaissance de l'utilité d'une telle gestion par un financement récurrent devient l'objectif prioritaire parce qu'elle est la condition du maintien de [la] permanence » des professionnels de la représentation.

Selon Lamoureux, cette dérive de la démocratie de la représentation décourage l'exercice de la citoyenneté par le plus grand nombre au profit d'une élite intoxiquée par le pouvoir. Elle débouche sur une représentation bureaucratique, éloigne le citoyen des organisations, effrite le « rapport de confiance » entre les citoyens et leurs représentants.

La santé de l’action communautaire c’est la démocratie

L'auteur se demande alors «comment revenir à un mode de représentation sociale qui soit plus fidèle aux fins de l'action communautaire ». Selon lui, la société civile québécoise doit se recentrer sur l'exercice de la citoyenneté par le truchement de l'éducation populaire et de la recherche du bien commun. L'instauration de congés civiques qui permettrait de rétablir le sens premier de la représentation sociale, fondé sur l'engagement, constitue aussi une solution pour freiner « les dérives de la démocratie ».

Henry Lamoureux conclut son essai par une réflexion sur la souveraineté de la société civile québécoise. Cette souveraineté favoriserait le retour au bien commun, à «un projet social solidaire », tout en tissant des liens avec sa contrepartie canadienne, comme c'est le cas pour le mouvement syndical, le mouvement des femmes, les milieux des arts.

Par son questionnement et ses pistes de solution, l'auteur contribue à nous éveiller aux dangers qui menacent les fondements de notre vie démocratique. Et il le fait avec intelligence.

Henri Lamoureux, Les dérives de la démocratie0 questions à la société civile québécoise, Montréal, VLB Éditeur, 1999, 159 p.