Papineau et le désert de la révolution

 

Des hommes « aussi bêtes que Molson » choisis pour nous gouverner ! s'exclame, dans une lettre, Louis-Joseph Papineau. Que la véritable histoire du Québec soit une histoire familière qui ne se raconte que sur le ton de la confidence, rien ne nous le révèle mieux que la correspondance de Papineau, en particulier celle qu'il a entretenue avec sa femme.

Dans les Lettres à Julie, les dominateurs étrangers sont petits et vils, la quasi-totalité de nos hommes illustres des héros de pacotille, mais le pittoresque de la vérité transforme une triste histoire de coulisse en une grande histoire populaire. Papineau s'amuse à préciser qu'en 1833 George Moffatt, marchand anglais et conseiller législatif, « a pleuré de colère » en constatant que nos députés s'opposaient à l'annexion de Montréal au Haut-Canada. « Pour moi, l'opinion fixe des majorités, écrit-il en 1844, c'est la morale, c'est la raison politique. Jamais mes compatriotes n'ont exprimé aussi fortement que dans les dernières élections leur haine contre la domination de leurs bourreaux. »

La tête à Papineau

L'esprit et la fraîcheur de l'épistolier nous font oublier la lourdeur et l'incorrection de l'orateur. La correspondance nous restitue la verve du tribun que la transcription des discours, sans doute infidèle, nous a fait perdre à jamais. Les considérations subtiles et originales sur l'Angleterre, les États-Unis et la France qu'on y trouve dévoilent, mieux que tous les discours, la société idéale dont Papineau souhaitait l'avènement au Bas-Canada. Et si Papineau l'épistolier était, à l'échelle réduite, notre Tocqueville…

Né en Amérique, au sein d'un peuple opprimé, il apparaît, en tout cas, mieux préparé que quiconque pour traiter de la douloureuse gestation de la démocratie dans le monde anglo-saxon. Son témoignage est celui d'un héros révolutionnaire humilié, d'un républicain solitaire écorché vif. Victime au Bas-Canada d'un système parlementaire britannique détourné de sa fin, d'une fourberie instituée au nom du droit et d'un brigandage perpétré sous le masque des libertés individuelles, Papineau voit dans l'Angleterre «le pays des paradoxes ».

Dépouillée de la vanité qu'il estime propre aux Français, la sobre hypocrisie anglaise apparaît, selon lui, comme une seconde nature et passe presque inaperçue. En Angleterre, dans les villes comme à la campagne, le commerce a non seulement créé de la richesse, mais aussi une impression de « richesse prodigieuse », de discipline et de propreté, dont Papineau succombe aux attraits en 1823. Mais, dès cette époque, le Canadien n'hésite pas à faire la part des choses en observant les mœurs de ce pays. « L'on y a toujours raison en théorie, écrit-il à Julie, souvent tort en pratique. » Comment peut-il prendre au sérieux la démocratie anglaise, conçue comme l'ultime garantie du droit de propriété, quand, comme il le signale lui-même, moins d'un dixième de la population de l'Angleterre est propriétaire et jouit du droit de vote ?

Sans complexes, Papineau concilie son statut de seigneur avec ses convictions démocrates. Avec beaucoup d'idéalisme et un paternalisme à peine dissimulé, il voit dans le seigneur un maire en puissance et l'équivalent d'un fonctionnaire préposé au développement économique et social dans un petit univers canadien qui rebute souvent les cultivateurs britanniques. On peut certes douter, à ce sujet, de la grandeur des sentiments de Papineau, mais comment ne pas reconnaître dans ses idées une logique historique ?

Le seigneur démocrate peut prétendre que les faits confirment sa pensée. Si l'Angleterre considère nos habitants comme des propriétaires et, en tenant compte de la valeur de leurs terres, leur accorde le droit de vote, n'est-ce pas parce qu'elle était forcée d'admettre que notre régime seigneurial, nettement plus libéral que la féodalité anglaise, se rapproche du système de propriété américain ? N'aurait-elle reconnu le droit de vote aux habitants que pour s'assurer de leur soumission et parer ainsi au danger d'une annexion à la république américaine, elle aurait tout de même admis, par là, que les velléités républicaines et l'habitude de se voir comme des propriétaires n'étaient pas étrangères à l'esprit des Canadiens. À moins, bien sûr, de considérer les Canadiens comme des sous-hommes et les institutions héritées du Régime français comme des horreurs.

An American in Paris

Papineau n'est pas loin de penser qu'un tel mépris envers ses compatriotes est le propre de l'Angleterre. Il s'en prend à « la haine féroce et aveugle que nous portent un si grand nombre d'Anglais, fanatiques ignorants ». Admirateur passionné des États-Unis, il propose cette république libre, égalitaire et prospère comme modèle aux deux Canadas. Il souhaite, du même souffle, que ces derniers, si différents entre eux par la langue, la culture, les institutions et la religion, forment, en restant distincts, deux États indépendants, associés, sinon intégrés, à l'Union américaine. De l'incohérence dans tout cela ? Nullement. L'idée de Papineau correspond à la vision idéaliste d'une fédération américaine très décentralisée, axée sur l'autonomie des États et la non-intervention gouvernementale dans la vie économique, selon la doctrine de Thomas Jefferson.

L'idéalisme n'aveugle pas le révolutionnaire. Dans une lettre écrite de Philadelphie le 12 mai 1838, Papineau fait part à Julie de sa crainte de voir notre nationalité se dissoudre dans l'Amérique du Nord anglophone. « Les Canadiens sont tellement un peuple à part, sur ce continent, qu'il est douloureux de songer à la nécessité d'une dispersion dans laquelle ils ne trouveraient pas l'ensemble de circonstances qui leur a donné un caractère aussi heureux, gai et social que le leur, leurs habitudes morales et religieuses, leur langue et leurs lois. »

L'amour de l'égalité, en apparence si américain, Papineau paradoxalement ne le touche du doigt que sur le Vieux Continent. Son exil en Europe lui donne le temps de faire la véritable découverte d'un bien étrange pays où, à ses yeux, la pauvreté sert d'écrin à la richesse, la paresse à la grandeur et la vanité à l'égalité. Pour le Canadien, on peut difficilement imaginer un pays plus opposé à l'univers anglo-saxon. Tout le monde s'y prononce sur tout avec l'autorité des rois. Malgré des lois et des traditions archaïques, le sentiment de l'égalité, au dire de Papineau, y est « plus fort » et «plus universel » qu'aux États-Unis. Cet étrange pays, c'est la France.

Papineau y fait la connaissance d'une bête curieuse qu'il n'avait rencontrée ni au Canada, ni aux États-Unis, ni même en Angleterre, et en qui il peut enfin se reconnaître 0 l'homme d'esprit. «Un homme instruit et de bonnes manières, écrit-il à Julie, recevra toujours plus de marques d'égard que celui qui ne portera dans la société française que l'étalage des titres ou de la fortune. Je souhaiterais que la fastueuse aristocratie anglaise vînt un peu plus souvent s'humaniser dans ce pays. »

Une réponse nécessaire à la répression

Ces réflexions sur l'humanisme républicain, Papineau les formule en 1839, l'année même où il publie à Paris son Histoire de l'insurrection du Canada, ouvrage bref et inachevé, que le remarquable érudit Georges Aubin vient de rééditer sous le titre d'Histoire de la résistance du Canada au gouvernement anglais. Ce texte important est loin d'avoir la vivacité de la correspondance. Quand il se prend au sérieux, Papineau écrit mal. L'Histoire de la résistance résume dans une langue convenue ce que les lettres prouvent avec une sincérité bouleversante. «Drame sanglant », la résistance des Patriotes à la répression n'était pas un acte de folie. Parmi les Canadiens, « il n'y en a pas un sur mille qui leur reproche » de l'avoir tentée. Elle ne résultait pas d'une simple insatisfaction à la suite de l'échec des revendications; elle était un élan vital. Papineau y voit la réponse nécessaire à la «tyrannie anglaise », qui condamne les Canadiens « à l'infériorité politique, en haine de leur origine française ».

Après avoir jaugé les sociétés anglaise, américaine et française, mesuré, au Canada, l'étendue de la haine et de la suffisance britanniques, calculé le poids de la veulerie de tant de Canadiens, comme les Parent, les Cartier et les LaFontaine, Papineau garde une sérénité teintée d'humour. En 1850, député dissident sous l'Union, il écrit à sa femme 0 «Prends ton mal en patience, chère maman 0 si les belles de Toronto me font des gâteries, ce n'est pas pour longtemps. » Il avait compris que la destinée du révolutionnaire québécois se trouvait, pour longtemps encore, dans l'horticulture, la lecture et la plus parfaite solitude.

Louis-Joseph Papineau, Lettres à Julie, Septentrion, 2000.

Louis-Joseph Papineau, Histoire de la résistance du Canada au gouvernement anglais, Comeau & Nadeau, 2001.