La clause Canada et le recul du français

 

Dans une série d'articles au contenu explosif parus récemment dans Le Devoir, le sociologue Jean Dorion révélait, chiffres à l'appui, le recul de l'enseignement en français au Québec depuis 1994. Une tendance inquiétante car « il suffirait de 25 ans pour ramener la part de l'école anglaise à ce qu'elle était lors de l'adoption de la loi 101 il y a 25 ans », d'expliquer le sociologue. La principale cause de ce renversement de tendance 0 la clause Canada de la Charte des droits fédérale dont on souligne le 20e anniversaire ce mois-ci.

Jean Dorion rappelle que la loi 101 a fait sentir ses effets bénéfiques entre 1977 – l'année de son adoption – et 1993, alors que la « la part de l'école anglaise, niveaux primaire et secondaire confondus, avait décru à chaque année, passant de 16,50% en 1977-78 à 9,64 % en 1993-94 ». Mais depuis, la tendance s'est inversée.

Quelle est la cause de ce renversement, alors que la loi 101 oblige les nouveaux immigrants à inscrire leurs enfants à l'école française ? Faute de statistiques disponibles, il est difficile de répondre précisément à cette question. Mais Jean Dorion réussit, au moyen de différents recoupements, à identifier certains facteurs importants et, plus particulièrement, les migrations interprovinciales.

La clause Canada 0 un quart des effectifs des écoles anglaises

« On compte, écrit-il, 8069 enfants nés en Ontario dans les seules écoles anglaises du Québec. » C'est près de deux fois le nombre du groupe d'écoliers nés hors Canada le plus important, soit les Haïtiens. Il rappelle que 17,5 % de la communauté anglophone du Québec est constituée de personnes nées dans les provinces anglaises du Canada et de leurs enfants nés au Québec. En 2000-2001, les enfants nés au Canada anglais constituaient près d'un dixième (11 159 sur 119 500) des élèves des écoles anglaises du Québec.

« Mais, ajoute Dorion, on pourrait certainement doubler, peut-être même tripler cette fraction, si on ajoutait à ces enfants leurs frères et sœurs nés au Québec et les autres enfants nés au Québec de personnes scolarisées en anglais ailleurs au Canada. »

Il rappelle que sans la clause Canada, qui leur permet de fréquenter l'école anglaise, « probablement le quart des effectifs actuels de l'enseignement en anglais n'y seraient généralement pas admissibles ».

La clause Québec

La loi 101, dans sa version originale, contenait une disposition – appelée clause Québec – qui permettait aux familles qui avaient fréquenté l'école anglaise de conserver ce privilège et le transmettre à leur descendance. Par contre, elle obligeait tous ceux qui choisiraient de venir s'installer au Québec, d'où qu'ils viennent, y compris du reste du Canada, à inscrire leurs enfants à l'école française.

Par l'obligation de fréquenter l'école française, la loi 101 visait à contrer le déclin de la population française du Québec par suite de la chute du taux de natalité et de la fréquentation massive de l'école anglaise par les immigrants. Rappelons que 90% des immigrants d'origine italienne recevaient en 1972 une éducation en anglais sur le territoire de la Commission scolaire de Montréal.

Si la loi 101 s'était appliquée dans son intégralité, la population scolaire anglaise aurait été en diminution constante. Mais c'était sans compter sur l'intervention du gouvernement fédéral.

Le coup de force de Trudeau

Dès son entrée en politique en 1967, Pierre E. Trudeau a voulu imposer le bilinguisme à la grandeur du pays. Mais il se butait à la répartition des pouvoirs au Canada qui fait de l'éducation une juridiction provinciale.

Dans son livre sur la judiciarisation du politique au Canada, le professeur de droit Michael Mandel démontre comment Trudeau a imaginé tirer parti de la popularité grandissante du projet de Charte des droits pour y camoufler son projet de consécration des droits linguistiques des minorités.

Trudeau a profité de la défaite des souverainistes au référendum de 1980 pour mettre en œuvre son « engagement solennel de renouveler la Constitution ». Il obtint de la Cour suprême une décision qui stipulait que le rapatriement au Canada de la Constitution n'exigeait en rien le consentement unanime des provinces. Ce qui rendit possible l'exclusion du Québec lors de la conférence des premiers ministres du 2 novembre 1981, mieux connue sous le nom de « la nuit des longs couteaux » et, en 1982, le rapatriement de la Constitution.

Trudeau avait pu compter sur une Cour suprême complaisante qu'il avait lui-même remodelée avec la nomination en mars 1970 de Bora Laskin, un partisan d'un rôle plus actif du pouvoir judiciaire comme c'était le cas aux États-Unis. Quatre mois plus tard, Trudeau nomma Laskin à la tête de la Cour suprême en passant par-dessus cinq juges plus anciens.

Alors que les chartes des droits énoncent habituellement de grands principes généraux touchant aux droits et libertés, l'article 23 de la Charte a la précision d'une loi fiscale. En vertu de cet article, le Québec est tenu de reconnaître l'admissibilité à l'enseignement public en anglais de tous les enfants dont le père, la mère, un frère ou une sœur ont eux-mêmes reçu ou reçoivent un tel enseignement, ou qui le reçoivent eux-mêmes, n'importe où au Canada. C'est ce qu'on appelle la «clause Canada ».

La Charte a prévu que les gouvernements peuvent déroger aux grands principes de la liberté de « conscience », d' « association», de « justice fondamentale » en invoquant l'article 33 – la « clause nonobstant » – mais pas aux droits linguistiques de l'article 23 !

Le démantèlement de la loi 101

Une fois la Charte promulguée, les commissions scolaires anglophones du Québec engagèrent immédiatement des poursuites pour faire annuler les dispositions de la loi 101. La cause fut entendue par le juge Deschênes de la Cour supérieure du Québec qui statua en faveur des plaignants.

Au cours du procès, lorsque le Québec invoqua le droit collectif des individus parlant une langue minoritaire, le juge Deschênes accusa le Québec de « faire état d'une conception totalitaire de la société ». Il lui reprocha d'employer « le rouleau compresseur du kolkhoze » et de ne voir « de mérite que dans le résultat collectif ». Il rappela que, pour la Charte, « la personne humaine est la plus grande valeur que nous connaissons et rien ne doit concourir à diminuer le respect qui lui est dû ».

Soulignons que Pierre E. Trudeau avait, en 1972, fait passer directement Jules Deschênes d'un illustre bureau d'avocats à la Cour d'appel. Celui-ci fit rapidement ses preuves dans deux grandes affaires politiques. L'affaire Charbonneau, en 1973, où le tribunal confirma les lourdes peines de prison aux chefs syndicaux du Front commun et l'affaire Rose, sur la mort de Pierre Laporte, où le vote de Deschênes fit pencher la décision vers le maintien de la condamnation.

Pour ses précieux services, Trudeau installa Deschênes sur le fauteuil tout à fait stratégique de premier magistrat à la Cour supérieure du Québec où il allait s'attribuer toutes les clauses linguistiques d'importance.

La clause Canada a contré la francisation

Vingt ans plus tard, nous mesurons les conséquences du coup de force constitutionnel sur la situation du français au Québec. Le quart des élèves qui fréquentent l'école anglaise le sont en vertu de la clause Canada. De plus, la possibilité d'inscrire les enfants à l'école anglaise encourage les entreprises anglophones à faire appel à des résidents des autres provinces pour combler les postes offerts plutôt que de faire appel à des résidents francophones du Québec. Rappelons que 17,5 % de la communauté anglophone du Québec est constitué de personnes nées dans les provinces anglaises du Canada et de leurs enfants nés au Québec. Cela a évidemment pour effet l'anglicisation du milieu du travail plutôt que sa francisation.

Toutes ces questions seront débattues lors d'un important colloque le samedi 20 avril, organisé par le Mouvement national des Québécoises et des Québécois en collaboration avec l'aut'journal et d'autres organisations dont vous trouvez en page 1 l'annonce. Nous vous invitons à y participer.

Michael Mandel, La Charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada, Boréal, 1996.