Le père Noël de la Conquête

 

Comme nous avons été bien méchants en pratiquant l'esclavage, nous n'aurons pas droit au gâteau de l'indépendance, même si le seul descendant d'esclave vraiment connu s'appelle Maurice Duplessis. Ainsi en a secrètement décidé Marcel Trudel, auteur de Mythes et réalités dans l'histoire du Québec.

Eh bien oui, l'ancêtre en ligne directe, de mâle à mâle, de Maurice Le Noblet-Duplessis, c'est-à-dire le grand-père de l'arrière-grand-père du célèbre premier ministre du Québec, était une marchandise ! Il ne valait que la moitié d'un bon bœuf. Et encore pouvait-il se compter chanceux d'être de sexe masculin. Pour vendre une femelle de la même race en 1722, on n'a exigé que quatre minots de pois et un petit cochon…

Le nez des grands chefs

L'ancêtre du père de la Grande Noirceur s'appelait tout simplement Jean-Baptiste et avait, bien sûr, le teint sombre. Les bêtes de somme n'ont pas de nom de famille, mais on surnommait cet esclave Duplessis, du surnom de son maître. Le Noblet, deuxième surnom, viendra un peu plus tard donner du panache à la lignée. De la nation amérindienne des Mascoutins, Jean-Baptiste était la propriété du traiteur Louis Gastineau, dit Duplessis. Voilà pourquoi Maurice Duplessis s'appelle Maurice Duplessis et arbore fièrement le nez aquilin des grands chefs. « L'ancêtre amérindien, écrit Trudel, a dû frémir de joie dans sa tombe d'avoir un homme aussi illustre pour venger sa servitude. » Comme si venger l'honneur était le mot d'ordre de notre histoire et Maurice Duplessis le plus honorable des hommes.

Cinq notaires Le Noblet-Duplessis pratiquèrent entre 1811 et 1866. Le père de Maurice Duplessis fut député et juge. Belle postérité pour un esclave ! Mais cela ne trouble pas Trudel. En 1689, écrit-il, «la Nouvelle-France devenait officiellement esclavagiste». Esclavagiste? Il précise qu'il «n'y eut toutefois pas importation massive » et que c'est « à cause de la rareté et de la cherté des domestiques » qu'on réclama des esclaves. Il ajoute que nous n'avons pas eu de vastes plantations de canne à sucre, de tabac et de coton.

Mais alors pourquoi parler d'esclavagisme ? C'est que Trudel y tient à ce mot. Il a passé une grande partie de sa vie à répertorier nos rares esclaves un à un. Déterminer leur nombre à une date précise n'aurait impressionné personne. Trudel nous a donc fourni un total cumulatif pour une période d'un siècle. Il s'est rendu péniblement jusqu'au nombre de 4092, soit 2 692 Amérindiens (vendus par nos alliés amérindiens) et 1 400 Noirs. Convaincu que plusieurs lui avaient glissé entre les doigts, il a arrondi pour obtenir 5 000 et même rêvé d'avoir rencontré en personne 6 000 esclaves ! Dans ses mémoires, Trudel n'avoue-t-il pas qu'il a fait bien des efforts pour se souvenir de sa vie antérieure ? «Je m'intéresse beaucoup à la réincarnation », confesse-t-il candidement.

« Je craignais de l'écraser »

Le sort des humbles l'a toujours préoccupé. Il a pour eux de délicates attentions. C'est par délicatesse, croyez-le ou non, que Trudel a décidé de ne pas revoir son propre frère qu'il n'avait pas rencontré depuis quarante-cinq ans. « Je passais dans son quartier, raconte-t-il, mais comme nous n'avions pas reçu la même éducation (il faisait carrière d'ouvrier), je craignais de l'écraser par mon parler académique et par les avantages matériels dont je disposais…»

Trudel fixe péremptoirement à au moins 5 pour cent la proportion cumulative de ceux qui « faisaient carrière » d'esclaves sous le Régime français, estimant, pour les besoins de la cause, le total, toujours cumulatif, de la population de la Nouvelle-France à 100 000 habitants répartis sur un siècle. Il a l'honnêteté intellectuelle de préciser que les esclaves amérindiens répertoriés avaient tendance à partir pour ne plus jamais revenir. Il souligne de plus que nos esclaves, ayant pour ainsi dire une conscience syndicale, allaient devant le tribunal pour se plaindre de mauvais traitements ou empêcher leurs maîtres de les déporter aux Antilles, où le mot esclave avait une signification plus précise…

Dès que Trudel, le grand érudit, s'élève au-dessus des faits, il déçoit. Ses interprétations infantiles ressemblent paradoxalement à celles de Lionel Groulx, bien qu'elles n'en aient pas la subtilité. Trudel, partisan du laïcisme et admirateur des Anglais, rejette les thèses de l'historien catholique et nationaliste, mais ne se rend pas compte qu'au-delà des irréductibles divergences il partage le même esprit. Comme chez Groulx, l'histoire demeure chez Trudel un concours d'héroïsme, une arène où s’affrontent deux gladiateurs stéréotypés 0 l'âme française et l'âme anglaise. Pour les deux historiens, l'identité québécoise n'existe guère. Tout se joue au-dessus de nous. Dans le théâtre historique de Trudel, la supériorité anglo-saxonne tient le même rôle que la Providence dans celui de Groulx. Sur chacune des scènes, la conscience populaire québécoise, et surtout son incessante évolution, comptent pour bien peu de chose.

Trudel a toujours la même idée derrière la tête. Il n'en démord pas. Pour lui, les travers de la Nouvelle-France donnent tort aux indépendantistes. Pourquoi, demande-t-il, s'évertuer à libérer un peuple que les Anglais ont déjà libéré en 1760? Trudel ne cesse de penser que les indépendantistes se sont donné la noble mission de venger l'honneur de Louis XV. Et il tente de leur expliquer, bien paternellement, que le jeu n'en vaut pas la chandelle.

Roast beef et danses « callées »

Après tout, la bénéfique Conquête anglaise, rappelle-t-il, ne nous a-t-elle pas apporté, plus ou moins rapidement, l'accès au marché britannique, la suppression de certains monopoles, la circulation d'un numéraire officiel, le prêt à intérêt, le parlementarisme, les vrais avocats, le magnifique droit pénal anglais, la modernisation de l'agriculture et de l'élevage, l'abolition de l'esclavage, le remplacement du régime seigneurial par le système municipal, les bureaux de poste, l'imprimerie, les danses « callées », le thé, le roast beef et même le père Noël… Le laïcisme fort discret de Trudel lui permet d'inclure dans cette liste de bienfaits le renforcement du catholicisme, provoqué par la concurrence du protestantisme.

Santa Claus ! Voilà bien le résumé de tous les bienfaits de la Conquête. Beaucoup plus nombreux que nous en Amérique et donc beaucoup mieux organisés, les Anglais amènent le père Noël pour eux-mêmes et nous laissent le pape pour que nous soyons bien sages. C'est ce que Trudel ne dit pas. Les vrais bienfaits de l'évolution de l'humanité, il nous a fallu les conquérir nous-mêmes et surtout nous rendre compte qu'ils n'étaient pas nécessairement et exclusivement anglo-saxons. La domination anglaise était pour nous une occasion, et non pas un avantage.

Parmi les bienfaits de la Conquête, Trudel range aussi l'écrasement par les Anglais de la révolte de Pontiac, notre allié. Nos alliés amérindiens ne comptent pas parmi nos esclaves. Trudel ne peut donc pas s'apitoyer sur leur sort. Ils deviennent, à ses yeux, des êtres féroces, des ennemis des libertés anglo-saxonnes que les Britanniques ont eu raison de mâter.

Jean Pellerin exprime le même sentiment dans La Nouvelle-France démaquillée. Nos alliés amérindiens, ces « terroristes» qui, avec notre complicité, massacraient les pauvres Anglais dans les colonies voisines, soulèvent son indignation. Après tous ces raids sanguinaires, la déportation des Acadiens et la défaite des plaines d'Abraham étaient bien méritées, conclut Pellerin. Le fait que, faibles parmi les faibles, nous participions, sans vraiment nous en rendre compte, à la résistance anthropologique de l'Amérique immémoriale contre l'Europe conquérante n'émeut ni Pellerin ni Trudel.

Pour eux, les amours entre nos coureurs des bois et les Amérindiennes n'ont qu'une valeur anecdotique. La rencontre de deux univers ne les touche pas. D’après Trudel et Pellerin, l'Amérique du Nord était beaucoup trop vaste et beaucoup trop pourvue de richesses naturelles pour appartenir à des primitifs, à des aventuriers, à des débauchés et à des paresseux. Dans leur esprit, il revenait aux Anglo-Saxons, à cause de leur supériorité morale, de devenir les maîtres de ce continent.

Marcel Trudel et Jean Pellerin se croient positivistes. En fait, ce sont des mystiques inavoués. Ils croient toujours au père Noël. Ils ont les yeux tournés vers le sac de Santa Claus et se moquent bien de la grande poche du Sauvage qui renferme nos enfants, notre pays, notre Amérique et notre univers.

Marcel Trudel, Mythes et réalités dans l'histoire du Québec, Hurtubise HMH, 2001.

Jean Pellerin, La Nouvelle-France démaquillée, Varia, 2001.