On ne vote jamais Oui ou Non tout seul

 

Comment expliquer le recul du soutien à la souveraineté dans les sondages ? Quelles seraient les conditions d’une remontée ? Que s’est-il réellement passé dans

l’électorat lors de la campagne référendaire de 1995 ? Quels sont les groupes sociaux porteurs de l’idée de souveraineté ? Quels sont ceux qui s’y opposent ? Des réponses inédites à ces questions se trouvent dans Les Raisons fortes, un ouvrage extrêmement intéressant que viennent de publier les sociologues Gilles Gagné et Simon Langlois

Gagné et Langlois partent des sondages, mais vont au-delà des paramètres statistiques que sont l’âge, la langue et le sexe pour construire une typologie de l’électorat. Leur idée de base est que les gens agissent en fonction de leur place dans la société. Par exemple, il est facile de comprendre que les anglophones soient très majoritairement contre la souveraineté, leur cadre de référence étant le Canada. Scénario similaire pour une majorité d’immigrants qui, en immigrant au Canada ont dû prêter serment à la Reine.

Le groupe porteur de la souveraineté

L’intérêt de l’ouvrage de Gagné et Langlois tient à leur analyse du groupe francophone. Leur hypothèse est que l’appui à la souveraineté vient principalement des gens capables de se projeter dans l’avenir, disposant d’une marge de manœuvre les élevant au-dessus de la recherche de la satisfaction des besoins de base. Ce groupement comprend les personnes actives sur le marché du travail, mais aussi les chômeurs temporairement sans emploi et les étudiants.

Ces personnes sont souvent impliquées dans des groupements professionnels, comme des syndicats, des corporations ou des associations, qui leur donnent une force collective. Elles attendent beaucoup de l’État en termes de législations ouvrières et sociales, et programmes sociaux; elles perçoivent la souveraineté comme la réalisation d’un projet politique.

Gagné et Langlois voient dans ce groupement le principal porteur du projet souverainiste. Il est composé des personnes âgées de

18 à 55 ans, francophones, actives sur le marché du travail (en emploi ou en chômage), disposant de revenus leur permettant de s’élever au-dessus de l’univers des besoins, auxquelles s’ajoutent les étudiants, qui sont les travailleurs de demain (voir le tableau).

L’analyse de la campagne référendaire à partir de ces groupements a permis aux auteurs d’observer une évolution très contrastée entre le début et la fin de la campagne, qui détruit plusieurs mythes tenaces.

Des mythes qui en prennent un coup

Les intentions de vote des francophones, nous expliquent-ils, ont évolué selon deux mouvements de sens contraire, qui se sont en quelque sorte annulés l’un l’autre, pour produire une apparente stabilité des intentions d’ensemble.

L’appui à la souveraineté a monté de façon régulière dans le groupe identifié comme porteur du projet souverainiste. L’appui chez les francophones actifs âgés de 18 à 54 ans est en effet passé de 57,9% à 66,9 % entre le premier et le quatrième sondage de la campagne, et jusqu’à 71,3 % lors du référendum.

Dans le deuxième groupe, celui des francophones âgés de 18 à 54 ans, mais inactifs ou actifs à faible revenu, l’appui au Oui est passé de 48,2 % à 46,4 % en quatre sondages.

Mais c’est dans le groupe des personnes âgées de plus de 55 ans où l’on assiste à un véritable décrochage. À deux semaines du référendum, une partie importante des électeurs plus âgés qui avaient adhéré au Oui se sont tourné vers le Non. Cela contredit le mythe fort répandu que l’arrivée de Lucien Bouchard en tant que chef du camp du Oui aurait réussi à rassurer les personnes âgées.

L’analyse du vote par régions détruit un autre mythe 0 celui que les fonctionnaires de la région de Québec seraient responsables du faible score du Oui. Ce score est plutôt imputable aux francophones inactifs – les retraités repré.sentent un poids démographique plus grand dans cette région – et aux francophones à faible revenu.

Le véritable « vote ethnique »

Les auteurs soulignent que le Non l’a emporté, dans trois des quatre groupements qu’ils ont identifiés, par un écart supérieur à l’écart global, et ceux-ci ont fourni un nombre de Non largement supérieur au nombre total d’immigrants.

Ils en tirent la conclusion que le clivage générationnel chez les francophones est de loin plus important que les clivages linguistique ou ethnique. Ce clivage se trouve renforcé par l’approche «ethnique » de la question nationale qui a toujours caractérisé la survivance canadienne-française.

Gagné et Langlois rappellent que c’est Jean Chrétien qui a lancé un appel au « vote ethnique » des Canadiens-français à la fin de la campagne en déclarant 0 «Vous ne pouvez pas abandonner vos frères et sœurs du reste du pays. » La victoire du Oui aurait évidemment signifié la fin du Canada français et de la reconnaissance au sein de l’État canadien des droits collectifs basés sur l’appartenance ethnique.

Le déclin du Oui attribuable au « déficit zéro »

La défection envers le Oui depuis 1999 est entièrement concentrée dans le premier groupement, nous disent Gagné et Langlois. Au cours de la même période, l’option a fait des gains dans tous les autres groupements 0 des gains modestes dans les groupes ii et iii chez les francophones, plus importants chez les francophones retraités, mais également chez les allophones et les anglophones.

Cela confirme la thèse des auteurs voulant que ce soit dans le premier groupement que se passe l’action. Les électeurs de ce groupement peuvent très bien se mobiliser en faveur de la souveraineté, mais ils peuvent également se mettre sur la touche.

La défection s’est d’abord produite chez les hommes actifs, pour rejoindre par la suite les femmes actives. L’écart s’est depuis creusé entre les hommes et les femmes et plus particulièrement chez les femmes de condition modeste, celles qui dépendent le plus des politiques sociales pour avoir accès au marché du travail. Le recul serait donc imputable aux politiques du « déficit zéro ».

Le même phénomène pourrait être observé chez les anglophones et les allophones. Malgré les gains réalisés par l’option souverainiste chez ces deux groupements depuis 1995, les anglophones de condition modeste – qui avaient davantage appuyé l’option du Oui par le passé – se mettraient en retrait du projet pour les mêmes raisons que les francophones et les femmes de mêmes conditions. Chez les allophones, où 20 % exprimeraient aujourd’hui leur intention de voter Oui contre 14,1 % en 1995, l’appui récolte peu d’appui chez les hauts salariés.

L’analyse de Gagné et Langlois démontre que la souveraineté est le projet des classes populaires. Elle ne pourra se faire, affirment-ils, que sur la base d’un programme politique de centre-gauche en s’appuyant sur les groupes sociaux qui croient qu’il reste un avenir pour les petites nations dans le contexte actuel de la mondialisation.

Les raisons fortes – Nature et signification de l’appui à la souveraineté du Québec, Gilles Gagné et Simon Langlois, Presses de l’Université de Montréal, Collection Champ libre, 2002.