Parizeau, l’indépendantiste des péquistes

 

Vers 1958, à l’École des hautes études commerciales, avenue Viger, François-Albert Angers présente à Jacques Parizeau, encore fédéraliste, un curieux personnage venu de France. « Écoutez, votre bureau est très grand, on va coller deux bureaux face à face et ce monsieur travaillera avec vous quelque temps. » Ce monsieur, c’était Philippe Rossillon.

Le 1er juin 1958, le général de Gaulle est investi chef du gouvernement français. Dès l’année suivante, le diplomate Bernard Dorin, alors attaché à l’ambassade de France à Ottawa, a une rencontre importante à Paris avec l’énigmatique Rossillon. De cette rencontre, révèlera Dorin en 1997, « est sortie la détermination commune de consacrer l’essentiel de notre vie publique au fait français en Amérique du Nord, et plus particulièrement, à l’émancipation politique du Québec ». Sous l’œil bienveillant du Général, cela va sans dire.

En 1968, le nouveau premier ministre du Canada ne peut contenir sa rage. Convaincu que Rossillon fait plus que distribuer des albums Astérix aux enfants, Pierre Elliott Trudeau accuse publiquement le Gaulois d’être un espion.

Le relais de Bourgault

Même si Rossillon ne jouit pas de la faculté d’être, comme le chevalier d’Éon, tantôt un homme, tantôt une femme, le métier qu’il pratique fascine Parizeau. Rossillon n’a exercé sur l’économiste québécois aucune influence directe. Mais son exemple ne peut que conforter Parizeau dans la ferme croyance en la nécessité des opérations secrètes. Après tout, l’activité secrète, n’est-ce pas le propre des grands de ce monde ?

C’est Alice Parizeau, fille d’un capitaine de l’armée clandestine polonaise durant la Seconde Guerre mondiale, qui influence le plus son mari dans ce domaine. «Elle voyait des complots partout», au dire du syndicaliste Marcel Pepin. Dans le tome ii de son indispensable biographie de Jacques Parizeau, Pierre Duchesne consacre un chapitre entier au « réseau Parizeau ». Usant de tous ses talents d’enquêteur, Duchesne révèle qu’au début des années soixante-dix le chevalier d’Éon au service du « baron » péquiste n’était nulle autre qu’une vraie femme. Il s’agissait de Loraine Lagacé, maîtresse, à l’époque, de Pierre de Bané, député libéral aux Communes.

En avril 1972, grâce à l’officier indépendantiste René-Marcel Sauvé, le réseau Parizeau mettait la main sur un document fédéral ultrasecret, Neat Pitch, plan d’invasion et d’occupation militaires du Québec. Mais Parizeau ignorait, à ce moment-là, que le futur ministre péquiste Claude Morin collaborait depuis longtemps avec les services secrets de la Gendarmerie royale du Canada. Quand Loraine Lagacé, devenue directrice du bureau du gouvernement québécois à Ottawa, découvre le pot aux roses en 1981, elle en parle à René Lévesque. Le premier ministre et son entourage se gardent bien de mettre Parizeau au courant de l’affaire, de crainte qu’il ne fasse une terrible colère.

Tous ces faits sortent certes de l’ordinaire, mais le plus extraordinaire dans l’histoire des dessous du Parti québécois, c’est la constance politique de Jacques Parizeau. Et c’est Claude Morin, son ennemi juré parmi les péquistes, qui en a le mieux saisi le sens. Parizeau, dit Morin en 1999, « a pris le relais de Bourgault ». «En somme, il y a, explique-t-il, un courant RIN dans le PQ qui a toujours été minoritaire, c’est évident, et c’est Parizeau qui le représente. Son discours est un discours riniste. » À propos de «l’aile riniste » du PQ, Morin apportera même, en 2000, cette précision féroce 0 « Ça n’a jamais été nettoyé. »

L’argent n’a pas d’odeur coloniale

Parizeau était résolument contre l’idée d’un référendum. À ses yeux, l’Assemblée nationale, expression de la souveraineté populaire selon les principes du parlementarisme britannique, a le pouvoir légitime de proclamer l’indépendance du Québec. Son raisonnement est limpide. Il ne faut pas être plus anglais que les Anglais. Ni la Conquête, ni l’Union, ni la Confédération, que les Anglais ont toujours considérées comme légitimes, ne se sont faites à la suite d’un référendum. C’est pourtant la thèse de Morin sur la nécessité du référendum, où colonisés et colonialistes voteraient sur un pied d’égalité, qui obtient l’assentiment de Lévesque. Le premier ministre souhaite donner aux Anglais et au reste du monde une leçon d’héroïsme démocratique. Admirateur fidèle et sincère de Lévesque, Parizeau s’incline.

Ce qui ne l’empêche pas, par la suite, de s’opposer à ce que la souveraineté s’accompagne nécessairement d’une offre d’association économique avec le Canada. Dans son esprit, il n’y pas de raison pour que le Canada compte davantage, en tant que partenaire économique du Québec, que le nord-est des États-Unis. Pour Parizeau, l’argent n’a pas d’odeur coloniale. Mais Morin pense évidemment le contraire. Selon lui, la souveraineté et l’association forment un concept indivisible. Comme Lévesque se montre fidèle à l’idée de Morin, Parizeau doit plier une fois de plus.

Vous avez dit complexe d’infériorité économique ?

Mais, en 1984, quelques années après l’échec du référendum sur la souveraineté-association, lorsque Lévesque prend le «beau risque » de s’entendre avec Brian Mulroney, premier ministre conservateur du Canada, pour renouveler le fédéralisme en le faisant mieux correspondre aux aspirations du Québec, Parizeau ne suit plus. C’en est trop. Il y a un i de trop. « Cet État-nation, déclare Lévesque, que nous croyions si proche et totalement indispensable… » Parizeau lui demande par deux fois 0 « Est-ce croyions ou croyons ? » Lévesque répond avec insistance 0 « Il s’agit de croyions avec un i. » Jugeant cet imparfait intolérable, Parizeau démissionne et le Parti québécois se déchire.

Après les démissions successives de Lévesque et de son successeur Pierre-Marc Johnson, Parizeau prend le parti en main et efface le i de la résignation. Si Parizeau n’avait pas effacé ce i, il n’y aurait jamais eu de référendum sur la souveraineté en 1995 et nous n’aurions jamais été à un cheveu de la victoire. Mais Lucien Bouchard a fait de ce cheveu un nouveau i, combien plus extraordinaire que celui de Lévesque0 le i de l’impuissance atavique. Et ce terrible i colle aujourd’hui à la peau de Bernard Landry.

Comme Pierre Duchesne le montre avec éloquence, Parizeau a consacré sa vie à tenter de guérir les Québécois du profond complexe de l’infériorité économique. Grâce à lui, le gouvernement québécois a emprunté aux banquiers européens et japonais afin de réduire sa dépendance envers les banquiers américains et canadiens-anglais. Parizeau a été jusqu’à retirer à l’arrogante société canadienne-anglaise A. E. Ames & Co. la mainmise qu’elle avait sur la vente des obligations du Québec, provoquant ainsi la chute de cette entreprise.

Grâce à la Caisse de dépôt et placement et au Régime d’épargne-actions, il a suscité la naissance de grandes sociétés québécoises cotées en Bourse. Plusieurs des plus riches familles du Québec lui doivent en grande partie leur fortune. Le véritable créateur de Québec Inc., c’est Parizeau. Sentant son existence menacée, ce Québec Inc. s’est d’ailleurs rangé à ses côtés, en 1983, pour empêcher Pierre Elliott Trudeau et le Canada anglais de réduire la puissance de la Caisse de dépôt. Et que dire du fédéraliste viscéral Paul Desmarais qui sollicitait et obtenait alors l’aide de Lévesque et de Parizeau pour tenter de s’emparer du Canadien Pacifique ?

Péladeau pogne la chienne

Mais il y a l’argent et la mystique de l’argent. Si riches soient-ils, nos capitalistes ont encore l’originalité de ne pas se sentir chez eux. Ils se voient comme d’heureux intrus dans un univers capitaliste de tradition anglo-saxonne qu’eux-mêmes ont peine à définir. Lors de la campagne référendaire de 1995, Pierre Péladeau, le seul de nos grands capitalistes qui ait été ouvertement indépendantiste, avait promis de se prononcer en faveur de la souveraineté dans un message télévisé officiel du camp du oui. Il s’est désisté à la dernière minute. Dans ces conditions, comment pouvait-on espérer quelque chose de mieux de la part de l’ensemble de la population ?

La mystique de l’argent a ses raisons. À cause du complexe d’infériorité des riches et des moins riches, Lévesque, comme le dit Parizeau, était resté souverainiste « dans ses rêves » et « par désespoir ». Jacques Parizeau, lui, se sera lancé à corps perdu sur la voie du réalisme et de l’espoir pour empêcher l’histoire du Québec de devenir l’histoire de la peur de nous-mêmes.

Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, t. II, Québec Amérique, 2002.