L’abolition de la primauté du droit

 

Depuis le 11 septembre, les ressources de l’État ont été réorientées vers le financement du complexe militaro-industriel tandis que le budget alloué aux programmes sociaux fut comprimé. Les crédits de l’État ont été réaffectés et le revenu fiscal a été canalisé vers le renforcement de l’appareil policier et de la sécurité intérieure. Il en est résulté une « nouvelle légitimité » qui menace les fondements du système judiciaire tout en abolissant la « primauté du droit ». Fait ironique, dans de nombreux pays occidentaux dont les États-Unis, la Grande-Bretagne et le Canada, ces mesures visant l’abolition de la démocratie furent adoptées par un appareil législatif élu démocratiquement.

Cette nouvelle législation n’a pas pour but de « protéger les citoyens contre le terrorisme ». Elle tend surtout à maintenir et à protéger le système du « libre marché ». Elle vise plutôt à ébranler les coalitions contre la guerre et pour la défense des libertés civiles de même qu’à contenir le mouvement antimondialisation. Avec une économie civile en chute libre, la « sécurité du territoire » et le complexe militaro-industriel constituent les nouveaux pôles de croissance de l’économie américaine.

La législation « antiterroriste »

Aux États-Unis, la loi dite « Patriot Act » criminalise les manifestations pacifiques contre la mondialisation. Ainsi, toute protestation contre le FMI ou l’OMC est tenue comme un « crime de terrorisme national ». En vertu de cette loi, le « terrorisme national » comprend toute activité susceptible « d’influencer la politique d’un gouvernement par l’intimidation ou la coercition » 0 par exemple, « une manifestation qui aurait bloqué une rue et empêché une ambulance de circuler pourrait être assimilée à du terrorisme national […] Dans l’ensemble, la nouvelle loi représente l’une des atteintes aux droits civils les plus significatives des 50 dernières années. Elle est peu susceptible d’accroître notre sécurité mais elle va à coup sûr réduire notre liberté1 ».

Aux États-Unis, la « loi antiterroriste » adoptée en vitesse par le Congrès n’émane pas du processus législatif, mais plutôt de l’establishment militaire et policier intégré à l’appareil du renseignement de la CIA. En réalité, bon nombre de ses dispositions avaient été arrêtées avant les attentats terroristes du 11 septembre, en réaction au mouvement antimondialisation.

En novembre 2001, le président George W. Bush signait un décret visant à créer des « commissions ou tribunaux militaires pour juger les présumés terroristes2 ».

« Aux termes de ce décret, les personnes des États-Unis ou d’ailleurs qui n’ont pas la citoyenneté et sont accusées d’aider le terrorisme international peuvent, à la discrétion du président, être jugées devant l’une de ces commissions. Il ne s’agit pas d’une cour martiale, laquelle offre beaucoup plus de protection […] Le procureur général Ashcroft a exprimé l’avis que les terroristes ne méritent pas de protection constitutionnelle. Ces “ tribunaux ” sont conçus pour condamner, et non pour rendre justice3. »

Des centaines de personnes ont été arrêtées aux États-Unis sous divers prétextes, dans les mois qui suivirent les attentats du 11 septembre. Des élèves du secondaire furent renvoyés pour s’être prononcés « contre la guerre », des professeurs d’université ont été remerciés ou réprimandés pour s’être opposés à la guerre 0

« Un professeur de l’Université de la Floride est devenu la première victime dans la guerre au terrorisme […] Le professeur Sami Al-Arian, qui enseigne l’informatique à la University of South Florida (USF) où il a la permanence, a fait l’objet d’une enquête du FBI, mais sans avoir été arrêté ni accusé de quelque crime que ce soit […] Le professeur a reçu des menaces de mort et il a été rapidement suspendu de ses fonctions, avec rémunération, par la rectrice de l’université, Judy Genshaft […].

« [En novembre 2001] le Conseil américain des administrateurs et anciens étudiants (ACTA) a émis un rapport sur […] le manque de patriotisme des universités et la façon d’y remédier. Le document renfermait les propos de 117 professeurs de collège et d’université ayant osé protester contre la guerre au terrorisme du président ou soulever des questions à cet égard. Dans cette “ défense de la civilisation ”, ces universitaires étaient qualifiés de “ maillon faible” de la réaction de l’Amérique à l’agression du 11 septembre4. »

L’accroissement des pouvoirs du FBI et de la CIA

La nouvelle loi ajoute aux attributions du FBI et de la CIA le droit de mettre sous écoute électronique et sous surveillance les organisations non gouvernementales, les syndicats de même que les journalistes et les intellectuels. En vertu de cette nouvelle loi, la police pourra donc espionner qui elle veut 0

« Aux termes de la nouvelle loi, les tribunaux secrets pourront accorder la permission de mettre un domicile sous écoute électronique et d’y effectuer secrètement une perquisition. Le FBI pourra placer des individus et des organisations sous écoute électronique sans se plier aux exigences de la Constitution. Les tribunaux secrets pourront permettre l’écoute des appareils téléphoniques, ordinateurs ou téléphones cellulaires qu’un suspect serait à même d’utiliser. Le courrier électronique pourra être contrôlé avant même que son destinataire en ait pris connaissance. Des milliers de conversations et de messages seront écoutés ou lus sans qu’il soit nécessaire de les relier à un suspect ou à un crime.

« La nouvelle loi renferme de nombreuses autres dispositions tendant à accroître le pouvoir d’enquête et de poursuite, notamment le recours accru à des agents d’infiltration au sein des organisations [non gouvernementales], des peines d’emprisonnement prolongé et la surveillance à perpétuité de per sonnes ayant purgé leur peine, un plus grand nombre de crimes passibles de la peine capitale et de plus longues prescriptions en matière de poursuite… […]

« [Selon la nouvelle loi] tout mouvement de contestation ou d’opposition à l’encontre des politiques gouvernementales pourrait constituer un crime de “ terrorisme national ”. [Ces mouvements émanant de la société civile] sont vaguement définis en tant qu’actes qui mettent en danger la vie humaine, enfreignent le droit criminel et “ semblent chercher à intimider ou à contraindre une population civile ” ou “ à influencer la politique d’un gouvernement par l’intimidation ou la coercition ”. […] Le mouvement de contestation de Seattle [1999] contre l’OMC correspond à cette définition. Cet ajout au code criminel n’était pas nécessaire; il existe déjà suffisamment de dispositions législatives qui font de la désobéissance civile un délit sans devoir étiqueter de terroristes ces formes de contestation ni les assortir de peines d’emprisonnement sévères. […]

« Le gouvernement américain conçoit la guerre au terrorisme comme une guerre permanente et sans frontières. Certes, le terrorisme effraie chacun de nous, mais il est également effrayant de penser que, au nom de l’antiterrorisme, notre gouvernement soit prêt à suspendre en permanence nos libertés constitutionnelles5. »

La loi canadienne reprend dans ses grandes lignes les dispositions antiterroristes américaines. Dans les deux mois qui suivirent les attentats du 11 septembre, « plus de 800 personnes au Canada sont disparues dans les dédales du système de détention canadien sans pouvoir communiquer avec leur famille ou leur avocat6 ». Et cela s’est produit avant que le Parlement canadien n’ait adopté sa loi antiterroriste 0

« Les mesures antiterroristes font bien davantage que de supprimer les libertés civiles, elles suppriment la justice. Elles nous ramènent à un système inquisitoire d’arrestations et de détentions arbitraires. Les allégations policières sommaires remplacent les dépositions. La notion de preuve est abolie. Mise en accusation équivaut à culpabilité. Le principe selon lequel quiconque est innocent tant qu’il n’a pas été reconnu coupable n’existe plus7. »

La loi canadienne contre le terrorisme

Les deux piliers fondamentaux du droit criminel en matière d'établissement de la culpabilité viennent de disparaître 0 la mens rea (ou « intention criminelle ») et l'actus reus (ou « acte coupable »). Si l'État décide qu'un acte terroriste a été commis auquel vous étiez relié ou associé de quelque façon que ce soit, vous êtes coupable, que vous ayez eu ou non l'intention de commettre cet acte ou que vous l'ayez commis ou non.

Le « droit de garder le silence » n'existe plus. Le principe de la confidentialité entre un avocat et son client n'existe plus (comme si l'on obligeait un prêtre à divulguer le secret du confessionnal). La notion d'un procès juste et du droit à une défense pleine et entière n'existe plus.

Les personnes ou organisations accusées d'être « terroristes « sont inscrites sur une liste. Qui conque est associé à une personne ou à une organisation figurant sur cette liste peut être défini par association en tant que terroriste. Par conséquent, les avocats qui défendent des personnes accusées de terrorisme risquent d'être définis eux-mêmes comme des terroristes.

Quiconque est accusé de terrorisme s'expose à voir ses biens et ses comptes bancaires saisis et confisqués. Les sanctions sont excessives et rigoureuses (il s'agit dans bien des cas de l'emprisonnement à perpétuité). Voilà certaines des horreurs prévues dans le projet de loi C–36, Loi antiterroriste du Canada8.

1. Michael Ratner. « Moving toward a police state (or have we arrived?) », Global Outlook. Vol. 1, no 1, 2002, p. 33. Aussi au Centre de recherche sur la mondialisation (CRM), www.globalresearch.ca/articles/RAT111A.html, 30novembre 2001.

2. Michael Ratner. op. cit.

3. Ibid.

4. Bill Berkovitz. Witchhunt in South Florida, Pro-Palestinian professor is First casualty of post-9/11 conservative correctness. Centre de recherche sur la mondialisation (CRM), www.globalresearch.ca/articles/BER112A.html 13 décembre 2001.

5. Ibid.

6. Cf. Constance Fogal. « Globalisation and the Destruction of the Rule of Law», Global Outlook. Vol. 1, no 1, 2002, p.36.

7. Ibid.

8. Ibid.