550 millions pour exporter de l’électricité aux États-Unis

 

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La centrale thermique du Suroît



Parmi ses nombreux projets de développement de marchés, Hydro-Québec envisage la construction prochaine, à Beauharnois, d’une centrale thermique à cycle combiné alimentée au gaz naturel. Cette centrale, d’une puissance de 800 MW, produirait annuellement 6,5 TWh (térawattheures) d’énergie, ce qui signifie qu’elle fonctionnerait à plein régime 24 heures sur 24, 365 jours par année, pour un facteur d’utilisation de près de 93 %. Son coût de construction et de mise en service, 550 millions $, serait entièrement assumé par la société d’État. Prix de revient de chaque kilowattheure produit 0 environ 6 ¢, soit plus de deux fois et demie le coût moyen de production du parc existant. Ce projet est actuellement soumis à l’examen du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (Bape).

Ayant maintenant le champ libre, Hydro-Québec justifie publiquement ses projets en vertu de trois critères qu’elle a elle-même établis 0 leur rentabilité économique, leur acceptabilité sur le plan environnemental et l’accueil favorable de la communauté locale.

Le prix du consentement régional 0 4 000 000 $

La question de l’accord des communautés locales est réglée préalablement, efficacement, entre les représentants d’Hydro-Québec et ceux des municipalités régionales de comté (MRC), des municipalités, des chambres de commerce et des centres locaux de développement.

Dans le cas du projet de centrale thermique du Suroît, le prix du consentement de la communauté locale se résume à la création d’un fonds de développement de 4 millions $, négociée en décembre 2001 entre Hydro et les représentants de la MRC de Beauharnois-Salaberry et de la municipalité de Beauharnois.

Pratique et expéditive, cette approche permet de réduire le règlement des enjeux sociaux à une simple mécanique de patronage régional. La prise en compte de l’intérêt collectif dans le cadre d’une évaluation publique et intégrée des projets est ainsi court-circuitée d’avance.

Hydro possède déjà une capacité excédentaire

Pour établir la rentabilité économique du projet, encore faudrait-il connaître le marché auquel est destiné ce bloc d’énergie additionnel. Sur ce point, les explications d’Hydro-Québec sont tout aussi floues que changeantes, voire contradictoires.

On affirme d’abord que la production d’électricité de l’éventuelle centrale du Suroît sera destinée à satisfaire les besoins québécois dans l’horizon 2005–2010 et que les délais de construction et de mise en service d’une centrale thermique, beaucoup plus courts que ceux d’un projet hydraulique, permettrait à Hydro-Québec de répondre à la croissance de la demande québécoise à court terme.

Pourtant, depuis les amendements apportés à Loi sur la Régie de l’énergie, l’obligation de la division Production d’Hydro-Québec à l’égard des clients québécois est limitée aux premiers 165 TWh de consommation annuelle.

Or, avec ses installations existantes, Hydro-Québec dispose déjà d’une capacité annuelle de production d’environ 190 TWh ; la consommation québécoise d’électricité, pour sa part, s’élèvera en 2002 à 154 TWh, tout au plus.

Pour ce qui est des besoins de puissance d’Hydro-Québec à la pointe de la demande hivernale, l’ensemble des données disponibles démontre que la puissance installée dont dispose déjà la société d’État excède largement les besoins québécois.

En effet, alors qu’Hydro-Québec peut mobiliser jusqu’à 38 GW de puissance sans même recourir à des importations via ses interconnexions aux réseaux voisins (un autre 7 GW), la puissance maximale requise pour rencontrer ses obligations à l’égard des clients québécois et ses contrats fermes à l’exportation n’a jamais excédé les 32 GW.

Et, compte tenu du réchauffement du climat et de la diminution marquée de ses contrats d’exportation à long terme, cet appel de puissance à la pointe hivernale a régressé de façon constante depuis quatre ans pour s’établir à 30,1 GW en 2001–2002.

Des mégawatts pour l’exportation aux États-Unis

Il y a là des indications claires à l’effet que le projet de centrale thermique du Suroît, comme de nombreux autres projets qui échappent à tout examen public, s’inscrit dans la nouvelle orientation commerciale de la société d’État qui consiste à saisir toutes les « opportunités d’affaires » (occasions, en français) dans le but de « créer de la valeur ajoutée ».

En traçant un portrait sommaire des projets d’Hydro-québec déjà en construction (SM3, 880 MW ; Eastmain 1, 480 MW ; Toulnustouc, 525 MW ; Grand-Mère, 220 MW) et des autres, en attente d’autorisation (Suroît, 800 MW) ou au stade d’avant-projets (Eastmain-1A et dérivation Rupert, 770 MW ; Péribonka, 450 MW ; La Romaine, 220 MW ; Chute-Allard et Rapides des Cœurs, 150 MW), sans compter les dérivations de rivières projetées ou déjà autorisées (Manouane ; Sault-aux-cochons), la phase 2 de Churchill Falls (1200 MW) et les visées de la société d’État sur des rivières à grand débit du Nunavik (Aux Feuilles, George, Caniapiscau) situées à des milliers de kilomètres des marchés, on constate que ce virage commercial, poussé par l’appétit insatiable de l’actionnaire gouvernemental et accommodé à coups de décrets à l’entière discrétion du conseil exécutif, prend des proportions démentielles.

Comme dans le cas de la centrale thermique du Suroît, la puissance additionnelle de plusieurs milliers de mégawatts que fourniront ces projets sera destinée en grande partie, sinon exclusivement, aux marchés extérieurs. Avec des coûts variant de 5 ¢ à 7 ¢ par kWh, ces projets contribueront à relever significativement le coût moyen du parc de production hydroquébécois.

Or, si le Québec a pu bénéficier par le passé d’avantages concurrentiels importants, le contexte énergétique du Nord-Est américain lui est désormais de moins en moins favorable. L’écart entre les coûts de production d’Hydro-Québec et ceux de ses compétiteurs s’amenuise.

La faible hydraulicité des vingt dernières années et des ventes à l’exportation souvent inconséquentes ont hypothéqué sérieusement nos réserves énergétiques et annulé en bonne partie l’avantage que devrait nous procurer notre capacité d’emmagasinage.

Les distances considérables qui séparent nos centrales des marchés convoités, l’importance des coûts de transport et des pertes électriques, constituent maintenant un handicap concurrentiel qui s’aggrave au fur et à mesure que des producteurs étatsuniens construisent de nouvelles installations à proximité immédiate des grands centres urbains.

La congestion des réseaux de transport voisins, la capacité limitée des interconnexions, de même que les très brèves périodes pendant lesquelles les hausses de prix persistent dans un marché essentiellement de court terme sont autant de facteurs qui empêchent Hydro-Québec de profiter véritablement de sa capacité d’exportation lorsque les prix le justifient.

Plus d’énergie avec la même eau

Pour toutes ces raisons, les marchés d’exportation comportent des risques croissants pour Hydro-Québec. Mais puisque les risques financiers qui découlent de ces investissements seront supportés, en fin de compte, par les tarifs d’électricité des clients québécois, rien ne contribue à modérer la boulimie gouvernementale.

Pourtant, plutôt que de chercher par tous les moyens à tout harnacher, tout détourner, pour faire plus d’énergie avec plus d’eau, même à un prix déraisonnable, la prudence la plus élémentaire devrait inciter Québec à relever le facteur d’utilisation du parc existant pour en tirer le meilleur bénéfice, à promouvoir les économies d’énergie, et à poursuivre très modérément le développement du potentiel résiduel des cours d’eau déjà aménagés en privilégiant l’exploitation en cascade de manière à faire plus d’énergie avec la même eau.

À l’encontre de Kyoto

Si ce projet se réalise, la centrale à cycle combiné du Suroît relâchera annuellement dans l’atmosphère environ 2,4 millions de tonnes de CO2 et ce, en plein dans l’axe du corridor Montréal–Québec, déjà aux prises avec des épisodes de smog de plus en plus fréquents.

À elle seule, cette centrale alourdirait le bilan québécois d’émissions de gaz à effet de serre (GES) de 2,8 %, ce qui équivaut à 9 % des émissions de l’ensemble du secteur énergétique.

Et cela, au moment même où la mise en œuvre éventuelle de l’accord de Kyoto engage ses signataires (dont le Canada et le Québec) à ramener leurs émissions à un niveau de 6 % inférieur à ce qu’elles étaient en 1990 !

Mais Hydro-Québec prétend que la part de sa production hydraulique « propre » qui fut destinée aux marchés extérieurs au cours des dix dernières années a permis de remplacer une production « sale » d’origine thermique et d’éviter l’émission d’environ 78 millions de tonnes de CO2.

En conséquence, elle soutient que des crédits pour émissions de gaz à effet de serre évitées devraient lui être attribués et qu’elle « annulera à même son bilan de crédits d’émissions l’effet du projet du Suroît ».

Cette éventualité a été décrite comme « très peu probable » par les représentants des ministères de l’Environnement fédéral et national présents aux audiences puisque, dans le cas où Hydro-Québec se verrait attribuer des crédits d’émissions évitées pour ses exportations « propres », ses partenaires commerciaux (étatsuniens) devraient accepter un « débit » équivalent.

Imaginez comment l’administration étatsunienne, déjà ouvertement opposée aux objectifs de l’accord de Kyoto, considérerait un alourdissement de sa contribution environnementale équivalent aux crédits accordés rétroactivement à Hydro-Québec pour des émissions de GES évitées depuis 1990 ! Une hypothèse complètement farfelue.

Le Bape n’a plus juridiction

Le Bape, faut-il le rappeler, ne dispose que d’un pouvoir de recommandation auprès du ministre de l’Environnement, son mandataire. Le Bureau recommanderait-il le rejet pur et simple du projet que le ministre et, ultimement, le Conseil exécutif, en disposeraient à leur entière discrétion.

Car depuis les amendements apportés à la Loi sur la Régie de l’énergie par l’adoption, sous le bâillon, du projet de loi 116 en juin 2000, le secteur de la production d’électricité échappe à toute juridiction réglementaire.

Résultat 0 alors que la création de la Régie de l’énergie devait contribuer à résoudre la situation de conflit d’intérêt entre les rôles de l’État – actionnaire d’Hydro-Québec, législateur et représentant présumé de l’intérêt public – la déréglementation du secteur de la production a perpétué ce conflit d’intérêt, l’a aggravé, l’a exacerbé.

* Analyste en énergie