Le human interest

 

Il fallait commémorer le 11 septembre. C’était un passage obligé. Et j’ai même été agréablement surpris de la sobriété de la plupart des cérémonies et des « spéciaux » sur le 11 septembre. Mais mon esprit tordu me fait faire un Colombo. Ce que j’appelle un Colombo, en l’honneur du célèbre détective à l’imperméable, c’est ce mouvement qui vous fait revenir sur vos pas en disant 0 « Y’a un p’tit détail qui me chicote… »

Avez-vous remarqué que, quand un acte terroriste fait des victimes, et d’ailleurs c’est la même chose pour les catastrophes naturelles, ces victimes, du moins celles dont on nous parle dans les médias, sont toujours des personnes fantastiques. Ce sont toujours des enfants modèles, des pères de famille exemplaires, des épouses admirables. On nous ressort leur plus belle photo devant la dinde de l’Action de Grâces, on croirait avoir affaire à une annonce de banque ou de compagnie d’assurance. En plus, il me semble qu’ils sont plus beaux que la moyenne.

Être méchant 0 un antidote au terrorisme

Je vais vous donner un truc 0 pour éviter d’être un jour victime d’un acte terroriste, soyez méchant. Insultez vos enfants une fois de temps en temps, rendez la vie misérable à votre conjoint, et il ne vous sera jamais fait aucun mal. Ou alors trompez votre femme, tiens.

Voilà une histoire que j’ai lue dernièrement dans un entrefilet 0 le 11 septembre, un homme se rend à son travail au World Trade Center. Sa femme reste à la maison. La télé est allumée. Quand elle voit un avion s’encastrer dans la tour où son mari travaille, elle capote et tente immédiatement de le rejoindre sur son cellulaire. Il est calme. Elle est paniquée.

« Chéri, ça va ? Tu es en sécurité ? — Mais bien sûr, je suis au bureau… » Évidemment, pour ne rien savoir de ce qui angoissait tant sa femme, il n’était pas au bureau pantoute. Imaginez l’étrange émotion que ça doit faire d’apprendre avec soulagement que son mari est en vie une fraction de seconde avant de découvrir qu’on voudrait le tuer. Ce fut le premier divorce relié au 11 septembre.

Moi, ça m’a comme rassuré. Ça m’inquiétait un peu de voir à la télé que l’Amérique n’était peuplée que de gens courageux et formidables.

Je me targue d’un antiaméricanisme universitaire

Loin de moi l’idée de faire de l’antiaméricanisme primaire. Je crois que je peux même humblement me targuer d’un antiaméricanisme collégial si ce n’est universitaire. Je trouve juste que, dans cet exercice pourtant nécessaire de deuil social et de félicitations des héros, il se glisse une autre utilité à toutes ces commémorations 0 celle de marquer encore plus de quel côté est le bien et de quel côté est le mal. Que ce soit volontaire ou non n’y change pas grand chose.

Car enfin, avez-vous vu d’aussi beaux reportages sur les victimes civiles des bombardements en Afghanistan ? Avez-vous vu le brave Abdoulaye quitter sa femme le matin du 13 octobre pour se diriger avec sa charrette de figues vers le marché qui fut bombardé pour punir des Talibans avec lesquels il n’avait rien à voir ? Avez-vous vu cette jeune Palestinienne décapitée par un obus israélien alors qu’elle allait rejoindre son amoureux pour se fiancer ? Avez-vous entendu l’histoire de ce charmant bambin tchétchène, qui voulait devenir médecin pour guérir la jambe de son oncle blessé par des éclats d’obus russe, fauché par un autre obus ?

Personne ne peut être contre les pompiers

Ce n’est pas tant dans l’information que nos médias sont biaisés et trop souvent utilisés par le pouvoir. C’est dans le « human interest ». C’est pourtant inattaquable. Personne ne peut être contre la vertu. Personne ne peut être contre les pompiers, les enfants modèles, les pères de famille exemplaires ou les épouses admirables. Mais à force de se montrer sans arrêt ceux de notre côté, on renforce la perception de l’Autre en tant que méchant informe et sans visage. Un ennemi générique. Une cible méritante. C’est justement ce que font les terroristes qui, par ailleurs, ne manquent pas de héros et de martyrs.

Il faut commémorer, on ne pouvait pas passer à côté. Mais ce qui me réjouit, c’est de voir le courage d’une humoriste comme Reno, une Étatsunienne que le 11 septembre n’a pas empêché de continuer de trouver Bush simiesque et de se moquer du patriotisme obligé de tout ces kids-kodaks de la douleur qui confondent la saine critique avec la traîtrise. CTV nous l’a montrée sur scène au Festival du film de Toronto. Drôle, punchée, virulente et pourtant jamais froide ou insensible. Elle est mon héroïne de l’après-11 septembre à moi.

Maintenant, j’ai juste hâte de voir un reportage sur les pompiers de Kaboul.