Sainte–Rectitude–des–grandes–noirceurs

 

Peu importe la tribune choisie ces jours-ci, c’est une idée reçue que, dans tous les conflits, les femmes n’ont, par nature, aucune position politique, et qu’elles en sont les premières victimes avec les enfants. En tout temps et en tout lieu, le statut de mère les mettrait à l’abri de tous les préjugés, lesquels d’ailleurs seraient un produit exclusif de la masculinité et, de façon plus pointue, de la testérone. En somme, pour la rectitude, les filles d’Ève n’auraient pas encore obtenu le droit au libre arbitre. Comme dans le bon vieux temps !

Récemment, sur l’heure du midi, en lieu et place de La Tribune du Québec, j’écoutais une émission spéciale, concoctée par le Service d’information de Radio-Canada, qui se voulait un portrait documentaire des femmes islamiques au Québec. Au fil des propos, je me suis surpris à exécuter malgré moi plusieurs culbutes par en arrière dans le temps.

Subitement, je me suis retrouvé plongé dans l’atmosphère de la Grande noirceur québécoise avec des femmes qui, au lieu de s’interroger sur le port du mouchoir de tête ou du chapeau avec voilette dans une église, s’inquiétaient cette fois de l’absence d’un objet domestique dans les maisons, à savoir celui d’un bidet, qui avait pour conséquence de rendre leurs triples ablutions quotidiennes et rituelles de pieds plus acrobatiques. À tout moment, je m’attendais à ce qu’un ancien curé de paroisse fasse irruption dans la conversation pour rappeler aux femmes que le port des shorts à l’extérieur des maisons et de la plage est, non seulement indécent, mais interdit.

Un joug que toutes les femmes du Québec ont connu

Quelques jeunes musulmanes, pour leur part, auraient bien aimé qu’on leur donne une preuve de l’existence de Dieu. Elles comprenaient mal pourquoi on s’obstinait à leur répondre que ce n’était pas une question de preuve, mais de foi. Ça ne vous rappelle pas des souvenirs de retraite fermée ? Ou l’ineffable pari gagnant–gagnant de Pascal ? Vous avez tout à gagner en gageant sur le fait que Dieu existe puisque, de tout manière, s’il n’existe pas, vous ne perdez rien. Pourquoi serions-nous tenu de faire preuve d’ouverture d’esprit devant un type d’aliénation que nous avons très bien connu et un joug que toutes les femmes du Québec ont subi pendant plusieurs siècles ?

La réalité islamique qui nous était présentée à la radio par ces femmes, tout à fait ordinaires et au demeurant sympathiques, n’avait rien d’exotique ou de mystérieux, c’est la pensée d’Henri Bourassa sur la famille et le rôle de la femme dans le couple, complétée par celle du père Marcel-Marie Desmarais sur la contraception. Pourquoi prendre la pilule lorsque vous n’avez qu’à avaler une de mes capsules d’optimisme ?

Une impression de déjà vu

Lorsque je croise toutes ces femmes dans la rue, la tête couverte et le corps emmailloté dans leurs robes comme des bonnes sœurs, je ne ressens pas le choc de la différence mais je suis envahi par une impression de déjà vu et le sentiment que le couvercle est retombé sur la marmite du Québec. Il fait soudainement plus froid et le temps se noircit en plein soleil. Peu importe qu’on me vante les joies de la sérénité intérieure ou le bonheur qu’apporte la soumission totale à une volonté supérieure, la Grande noirceur fait toujours de l’ombre en plein jour.

Comment peut-on avoir oublié l’oppression suffocante de ces années noires de soutane pour ne pas reconnaître la couleur, la musique, la texture, le ton et l’odeur de la Sainte Rectitude ? Sans doute parce que nous étions si peu nombreux à la combattre à l’époque et que la plupart avaient fait avec le goupillon comme ils ont fait avec la liberté par la suite et comme ils s’apprêtent maintenant à faire avec la rectitude. ‘Faut se faire une raison ! comme on répétait dans les années cinquante.

Comment oublier tous ces milliers de curés québécois, de frères et de sœurs qui ont subitement défroqué en bloc après avoir chanté la continence et prêché l’obéissance ? Peut-on les avoir oblitérés de notre mémoire collective au point de ne pas reconnaître les victimes de leurs émules ? Pourquoi les femmes de ma génération ont-elles l’air plus jeunes aujourd’hui que sur leurs photos de jeunes adolescentes ? Parce qu’elles étaient déjà en deuil d’une vie qu’elles n’étaient pas invitées à vivre.

La même tristesse et la même désespérance qui imprégnaient tous ces souvenirs de famille du temps jadis m’envahissent lorsque je constate à nouveau que la religion peut confisquer aux femmes leur liberté, leur conscience et leur voler en toute impunité leur vie comme le catholicisme l’a fait pendant tout son règne au Québec.

Lorsque j’entends ces musulmanes proclamer les mêmes niaiseries que les bonnes catholiques de mon enfance, je soupçonne que c’est obscurément pour s’en convaincre comme c’était le cas des Québécoises du temps passé. Cela dit, rien ne pourra me faire avaler que les mêmes niaiseries sont moins sottes parce qu’elles sont prononcées aujourd’hui avec un accent différent. Pour les femmes, la répression religieuse parle la même langue dans toutes les langues et avec tous les accents.